Aiwass

 

Pris sur Academia.edu. Aleister Crowley, l’Ange Gardien Aiwass : la nature des êtres spirituels dans les œuvres philosophiques de la Grande Bête 666 par David Mac Gillavry, in. Sacra 11(2), 32-42, (2014), traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.

Introduction.

« Le but de toute magie rituelle peut être décrit par cette formule élémentaire : l’unification du Microcosme avec le Macrocosme. Par conséquent, le Rituel suprême et achevé est l’Invocation au Saint Ange Gardien. »

Aleister Crowley : La Magie sexuelle en théorie et en pratique

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En 1899, l’occultiste britannique Aleister Crowley fit l’acquisition d’une demeure à deux étages : Boleskine House, sur la rive sud-est du Loch Ness, à la seule fin de réaliser un long rituel de six mois destiné à invoquer son Ange gardien. D’après ses propres dires, Crowley n’eut jamais l’occasion d’accomplir intégralement le rituel en raison de ses divergences avec L’Ordre hermétique de l’Aube dorée qu’il avait intégré un an plus tôt, à Londres. L’épisode suffirait à donner naissance à un cycle de légendes autour de Boleskine House, au point que Ronald MacGillivray, qui en deviendrait propriétaire en 1989, demanderait à un prêtre d’exorciser la propriété pour en chasser toutes les traces psychiques laissées par Crowley.

La notion de Saint Ange Gardien allait jouer un rôle essentiel dans la philosophie de Crowley. Les occultistes de la fin du dix-neuvième siècle se trouvaient plus que jamais confrontés à la science qui empiétait dangereusement sur leur domaine. En réaction, Crowley et d’autres tentèrent de renforcer leur système avec les récents apports de la psychologie : les esprits et les démons médiévaux devenaient les représentants du psychisme du mage. Mathers lui-même suivait cette tendance lorsqu’il interprétait le Saint Ange Gardien en termes psychologiques dans sa traduction du Livre Sacré d’Abramelin le Mage, publiée en 1898.

Bien que Crowley ait décrit de telles entités comme des créations de l’inconscient, le Saint Ange Gardien demeure chez lui une entité bien distincte.

La Magie secrète et son traducteur.

« Cet homme, par conséquent, est à la fois le milieu naturel et le maître du milieu naturel entre les Anges et les Démons ; un Ange gardien et un mauvais génie sont attachés à tout homme et certains esprits peuvent devenir nos familiers, de sorte que chacun peut accorder la préséance à celui de son choix. »

MacGregor-Mathers : Introduction au Livre de la Magie secrète d’Abramelin le Mage (1948 : XXVI)

Il est quasi certain que la traduction de MacGregor-Mathers familiarisa Crowley avec la notion magick de Saint Ange Gardien. En réalité, ce traité n’était pas un original, mais une copie française qu’il estimait dater de la fin du dix-septième ou du début du dix-huitième siècle. D’après Mathers, le manuscrit français était une traduction d’un original hébreu, composé par un certain Abraham le Juif, au début du quinzième siècle. En fait, le texte français sur lequel se basait Mathers était incomplet et Abraham le Juif s’appelait Abraham de Worms (1359-1458), lequel écrivait en allemand et non en hébreu.

Le Livre d’Abramelin le Mage aurait été composé à la suite de l’épidémie de peste qui avait ravagé l’Europe et entraîné des pogroms. Abraham de Worms entreprit alors un voyage à travers le monde connu, à la recherche d’un maître qui pourrait l’initier à la magie authentique et c’est ainsi qu’il aurait rencontré l’égyptien Abra-Melin.

Son traité, divisé en trois chapitres dans la version française s’apparente à un texte kabbalistique ; Abraham le dédie à son fils cadet, Lamech. La version française de Mathers compte trois chapitres : le premier décrit le voyage d’Abraham, le deuxième le rituel proprement dit et le troisième, les emplois de cette magie. La version allemande comporte, elle, quatre chapitres : celui manquant chez Mathers concerne les préparations du rituel ; toutes les versions insistent sur la foi en Dieu.

Qui était cet Abraham de Worms ? On ne le sait pas exactement. D’après George Dehn, traducteur de la dernière version anglaise (2006), il s’agirait du pseudonyme de Rabbi Yaakov ben Moshe Levi Moelin (1350-1427), également connu sous le nom de MaHaRil ; les données biographiques du traité semblent le confirmer, mais des recherches supplémentaires seraient nécessaires.

Dehn formule une autre hypothèse en regard du contexte historique des séquelles de la grande épidémie de peste de 1347-1351. Partout en Europe, les Juifs étaient accusés d’avoir empoisonné les puits, provoquant ainsi l’épidémie en 1348, et ses reprises en 1361, 1369, et 1400-1402. Il se pourrait qu’Abraham de Worms ait composé son traité à l’attention des siens qui étaient en état de siège, pour préserver un corpus établi au fil des siècles, ou pour prodiguer une arme magique, semblable au golem dont l’apparition remonterait à la même époque.

Ces considérations historiques n’importaient guère pour MacGregor-Mathers : sa préface évoque plutôt le réseau occultiste européen du quatorzième et quinzième siècle, ainsi que la relation qu’aurait entretenue Abraham de Worms avec John Dee et Cornelius Agrippa, mais aussi avec l’alchimiste Nicolas Flamel — en fait, Abraham de Worms se serait inspiré d’un autre homonyme antérieur. « Les adeptes de cette sorte apparaissent toujours sur le théâtre de l’Histoire aux époques de crises. » Abraham, dans cette interprétation, était moins un produit de son temps qu’un envoyé de la Providence.

Mathers insiste surtout sur la volonté individuelle et force le sens du texte : alors qu’Abraham parle de la foi en Dieu et de l’importance de rester fidèle à sa religion d’origine, Mathers écrit : « De tous les obstacles à l’action magique, le plus redoutable, le plus fatal est l’incroyance car il entrave ou paralyse l’action de la volonté. » Ce genre de formulation annonce l’impératif de Crowley : « Fay ce que vouldras sera toute la loi. » Tout aussi caractéristique : Crowley choisit d’accomplir ce rituel de manière antinomique par rapport à sa propre foi, alors qu’Abraham l’inscrit au contraire dans la fidélité aux obligations du judaïsme.

De ce point de vue, MacGregor-Mather formule une remarque tout à fait intéressante sur l’identité de cet ange gardien. Pour Abraham de Worms, les esprits avec lesquels le mage communique au cours des rituels existent bel et bien : si l’ange gardien appartient à chacun, en revanche, il ne fait pas partie de nous. « L’Ange connaît mieux que toi-même ta constitution et ta nature et il connaît les choses qui te font peur comme celles dont tu ne peux soutenir la vue. » Aussi bien informé l’Ange soit-il, Abraham insiste sur sa mission divine et son autonomie.

Dans sa préface, Mathers affirme, plutôt contradictoirement, « afin de maîtriser et d’employer l’Inférieur et le Mal, la connaissance du Supérieur et du Bien est requise, c’est-à-dire, dans la terminologie théosophique contemporaine, la connaissance du Soi supérieur. » Mather n’affirme pas que l’Ange et le Soi supérieur sont la même chose, ce qui sera parfois le cas chez Crowley, mais il identifie le bien avec le Soi supérieur.

Si Mathers ne considère pas l’Ange comme le Soi supérieur et le Bien, il diverge d’Abraham de Worms, ce qui paraît assez vraisemblable. Comme nous le verrons plus tard, ces flous donneront du fil à retordre à Crowley pendant toute sa carrière magique.

Aiwass, le Soi supérieur et l’Ange gardien

Mac-Gregor Mathers et Crowley vivaient à une époque où la science étendait son champ d’action à des domaines jusque-là réservés à la foi ou à la spiritualité et à mesure qu’elle expliquait les phénomènes, de nombreux occultistes tentèrent une synthèse.

La terminologie psychologique servait de plus en plus à expliquer les expériences du fonds magique ; la magie s’intériorisait. Mathers, avant Crowley, cherchait à formaliser le Saint Ange Gardien et le Soi supérieur. Crowley suivit cette voie : il connaissait les travaux de William James et ceux de Sigmund Freud, du moins en partie, et il puisa chez l’un et chez l’autre. D’autre part, il semble que Crowley, dans certains cas, pour des entités spirituelles inférieures, ait localisé leur communication dans l’esprit du mage.

Néanmoins, d’après Marco Pasi (2011), si Crowley, au début de son parcours spirituel, interprétait la magie sur un mode naturaliste, c’était plutôt exceptionnel et, en tout cas, il s’éloignerait de ce modèle par la suite, sans doute après ses expériences psychiques en Égypte et à Alger — ces contacts furent les plus intenses de sa vie au point qu’il en passa parfois pour fou.

En 1904, alors qu’il se trouve en Égypte avec sa femme Rose, Crowley affirme avoir reçu la communication du Livre de la Loi par une entité nommée Aiwass, qui était un messager des Dieux ; par la suite, Crowley l’identifierait à son Ange gardien. Le Livre de la Loi était censé fonder la religion de Thélème dont Crowley serait le prophète et qui était censée bouleverser le monde et ses conventions. Dans ses Confessions (1929), il écrit : « Thélème n’est pas seulement une nouvelle religion, mais une cosmologie, une philosophie, une nouvelle éthique qui coordonne les récentes découvertes de la science, depuis la physique à la psychologie pour en faire un système cohérent et valide. »

Bien que Crowley fût à la recherche d’une synthèse entre science et magick, c’est la science qu’il comptait amener à la magie et non le contraire. Alex Owen (2004) écrit : « Crowley déclarait ouvertement qu’il approuvait le modèle freudien de l’articulation entre le conscient et l’inconscient, mais il le trouvait déjà dépassé. » La science et la magie étaient compatibles, mais c’est la science qui devait se subordonner à cette dernière.

Selon Marco Pasi, si cette religion valait universellement, alors, l’entité Aiwass devait être un être autonome : s’il s’était agi d’un simple élément psychique de Crowley, alors, quelle valeur aurait eu cette révélation ? « Dès que Crowley fut persuadé de sa mission sur cette planète, l’interprétation naturaliste et psychanalytique devenait de plus en plus difficile à soutenir. » Si c’est le cas, alors, Crowley a commencé à prendre son rôle au sérieux à partir de la publication du Livre de la Loi, en 1925, soit vingt et un an après les faits…

Tobias Churton présente la plus complète reconstruction du rituel élaboré par Rose et Crowley en Égypte. Selon lui, le sens profond serait contenu dans quelques lettres arabes consignées dans les notes de Crowley et qui forment : « Ajiha. » Ni nom propre, ni nom commun, cette formule présente une similitude étonnante avec l’hébreu ChIVA, la bête et AHIH, « je suis. » Crowley pourrait avoir fusionné les deux : AChIHA, Je SUIS la Bête.

D’après Churton, Crowley aurait signifié dès le début qu’il contemplait son Soi supérieur dans la face de l’Ange. Cette interprétation paraît capillotractée mais il y a sans doute du vrai… En 1913, à la publication du Livre IV, Crowley semblait toujours croire à une interprétation psychologique de la magie : « Nous rejetons toute explication surnaturelle : la source doit être trouvée hors des sentiers battus et le succès dépend de la capacité de l’enquêteur et non de celle d’aucun être divin. » En fait, Crowley rejette moins le surnaturel qu’il n’affirme la volonté du mage.

L’autre tournant dans son parcours spirituel se produisit en 1909, dans le désert algérien, lorsqu’il accomplit un rituel avec son disciple et amant Victor Neuburg. Crowley se fit sodomiser par ce dernier, ce qui aurait culminé par l’abolition du Soi, ou du « Ich » freudien. D’après Owen, Crowley se serait alors affranchi de toute peur, de toute inhibition et aurait flirté avec les extrêmes qui lui valurent sa célébrité. Si le Soi doit être aboli pour franchir l’abîme qui sépare le conscient de l’inconscient, alors, il s’agit bel et bien d’une expérience psychique, mais Crowley ne l’expliqua jamais ouvertement.

En 1929, il publie Magick en théorie et en pratique : Aiwass y est décrit comme son Ange gardien, ce qui soulève d’autres questions : « L’identité du diable a tellement prêté à confusion que la BÊTE 666 préfère dire simplement ceci : AIWAZ, le Lucifer solaire, phallique, hermétique, est à la fois son propre Saint Ange gardien et le Diable, SATAN ou HADIT de notre portion de l’Univers étoilé. » Non seulement Crowley identifie Aiwass à son Ange gardien, mais il le situe à un tout autre niveau. Aiwass n’est plus un messager des dieux, mais le Diable tout court et il serait intéressant de savoir ce que Crowley en pensait. « Le Diable n’existe pas… Un Diable seul ce serait un Dieu. Historiquement, le Diable est le Dieu de tous ceux que nous n’aimons pas. »

Crowley ou l’Alceste de l’occultisme... Remarquablement, Aiwass a subi de nombreuses transformations : à présent, il est devenu un être indépendant et autonome, doté d’une puissance propre et non plus un simple messager.

Conclusion.

Les idées de Crowley ne changèrent pas autant qu’on pourrait le croire. Même au début de sa carrière, il n’identifiait pas complètement l’Ange gardien au Soi supérieur et semblait plutôt suivre tantôt un modèle, tantôt l’autre, au gré de ses besoins. Crowley se montrait même plutôt traditionnaliste sur la magick et il lui arrivait même de tenir des positions franchement rétrogrades ou démodées.

Ainsi, dans l’introduction au Livre de la Loi, Crowley fixe l’histoire du monde en cycles distincts d’approximativement 2000 ans. Chaque cycle suit sa propre étoile et le changement est assuré par « l’équinoxe des Dieux. » Le Livre de la Loi était censé annoncer un nouvel âge, l’Âge d’Horus, le troisième règne. Le précédent, celui d’Osiris avait commencé en 500 avant Jésus-Christ et avait lui-même été précédé de celui d’Isis. Le monde ne devait donc pas être plus vieux de 5000 ans… une conception biblique qui était déjà largement démentie par la science.

En fait, comme dans d’autres domaines, Crowley suivait sa propre intuition et faisait flèche de tout bois. Après son exclusion de l’Aube dorée et la publication des rites de cette obédience, les relations avec Mathers se refroidirent et se terminèrent par un procès. À partir de ce moment, Crowley interpréta de plus en plus littéralement les textes sur lesquels il travaillait. Thélème allait fermer la porte à toutes les explications psychologiques et Aiwass deviendrait un être spirituel distinct du psychisme de Crowley, ce qui signerait la fin de sa tentative de réconciliation entre magie et science. Le mage entrait dans une nouvelle ère, celle où il donnerait libre cours à sa sexualité et à l’usage des drogues.

En proie aux défis que posait la modernité, Crowley se tourna vers la tradition magique et les réponses qu’il devait y trouver lui ouvriraient et lui fermeraient à la fois l’esprit.

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