Source : Servitudes virtuelles par Jean-Gabriel Ganascia, éditions du Seuil, collection Science ouverte, recommandé par Neûre aguèce
Dans La Sainte-Famille, Marx et Engels expriment
des réticences quant à l’utopie de justice vertueuse d’Eugène Sue, laquelle ne
s’oppose qu’en apparence à la justice criminelle ; dans les faits, la
moraline reconduit tant la pratique ancienne des jésuites que l’architecture de
surveillance panoptique imaginée par Jeremy Bentham.
Il y avait là, selon Marx, une symétrie totale à chaque
étape du processus entre les deux justices qui se correspondaient mutuellement,
depuis le signalement jusqu’à l’exécution de la sentence, échafaud pour le
criminel, « pilori de la vertu » pour le grand homme de bien, en
passant par le but, punition du méchant et récompense du bon, les méthodes,
dénonciation par le ministère public dans l’un et l’autre cas, et les moyens,
des mouchards partout.
On peut dire qu’il en va pareillement aujourd’hui avec
les scores de réputation de tous ordres : même s’ils se donnent comme
relevant d’une justice rétributive, ils restent subordonnés aux logiques des
justices punitives. De plus, les capteurs n’apparaissent pas d’une totale
objectivité et, surtout, les techniques de traitement de l’information
requises, comme la reconnaissance faciale et posturale, sont entachées de
biais, car fondées sur l’apprentissage machine, et donc sur les exemples
passés ; elles cristallisent alors des préjugés anciens.
En somme, l’essentiel de la réputation tient désormais au recueil incessant et systématique de données personnelles et à des calculs opaques faisant appel à des procédures artificielles, alors qu’il y a peu, elle résultait du colportage d’anecdotes, plus ou moins fidèles à la réalité qu’elles enjolivaient ou dépréciaient à loisir. La réputation ainsi réécrite n’en est pas pour autant plus objective ni plus juste.
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