Machines célibataires

 

Ill. : Jean-Michel Nicollet. Source : Servitudes virtuelles par Jean-Gabriel Ganascia, éditions du Seuil, collection Science ouverte

L’expression « machines célibataires » forgée par Michel Carrouges en 1954 à partir du titre énigmatique d’un tableau en verre, dit Le Grand Verre, de Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires même, renvoie aux machines et à la terreur de l’univers concentrationnaire auquel certains les associent. Pourquoi célibataires ? À cause de leur manque d’empathie : ni amour, ni compassion, ni sentiment d’aucune sorte ne fléchit leurs décrets ; rien d’autre que l’application rigoureuse de règles prédéfinies ne les meut.

Dans le duel inégal de l’individu seul face à d’implacables dispositifs qui le broient sans merci, on retrouve une version moderne et décléricalisée du destin, de la fatalité et du tragique. Cela explique peut-être leur succès. Michel Carrouges voyait ces machines comme un reflet de monuments littéraires singuliers et clos sur eux-mêmes, tels La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka, Le Puits et la Pendule d’Edgar Allan Poe, L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares et bien d’autres.

Dans toutes ces œuvres, des forces inexorables se conjuguent et conspirent contre une personne esseulée, produisant chez le lecteur stupeur et terreur. L’émotion esthétique surgit d’un spectacle qui résume le tragique de toute l’existence humaine. Sans doute vivons-nous dans des sociétés désacralisées où les hommes se considèrent comme rationnels et maîtres de leur destin ; sans doute nous croyons-nous libérés de l’emprise de forces obscures et immémoriales ; sans doute aussi notre attitude à l’égard d’esprits démoniaques semble-t-elle différente de celles qui prévalaient en d’autres âges de l’humanité ; il n’en reste pas moins que nous demeurons tributaires de figures hideuses qui nous poursuivent, tout autant nous les Modernes, ou Postmodernes, que les génies maléfiques poursuivaient les Anciens. 

Ces figures patibulaires hantaient les œuvres citées par Michel Carrouges dans Les Machines célibataires : elles subsistent dans les machines qu’on qualifie abusivement d’autonomes, d’où la fascination qu’elles exercent tant dans les œuvres de fiction, films ou romans que dans les médias où l’on substitue si souvent le fantasmagorique à la réalité.

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