Lebenskraft

 

Pris sur Academia.edu. Démantèlement d’un cabinet de curiosités par Laurens de Rooy, in. Forces of Form, Vrolik Museum, faculté de médecine de l’Université d’Amsterdam, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.

Amsterdam, été 1865. Spectacle macabre : une procession funèbre s’étire entre le Herengracht et le Keizersgracht. L’un après l’autre, les déménageurs sortent de la demeure du numéro 218 ; ils emportent avec eux des douzaines de squelettes humains ou animaux. Un spectateur assez curieux aurait eu le temps de contempler les ossements d’un bossu, de deux nains, d’un avorton, suivi de deux chameaux fantomatiques, d’un lion napoléonien, d’un éléphanteau, d’un phoque et de deux tapirs.

Et c’est ainsi que les passants, cochers, colporteurs et mendiants assistèrent au déménagement du Museum Vrolikanum, la célèbre collection amassée par les Vrolik, père et fils. Willem, le fils, était mort à son domicile, deux ans plus tôt et à présent, tout partait aux enchères. Après les squelettes ce fut le tour des restes de fœtus, des petits animaux, des crânes, des cœurs séchés et injectés de cire, et puis, de coffres épais, remplis de tintinnabulantes éprouvettes, de bocaux, de dames-jeannes aux évocatrices étiquettes rouges. De temps à autre, la foule obtenait un aperçu d’une forme reconnaissable, mais pour la plupart, il s’agissait de lambeaux de chairs humaines.

Pour prévenir la casse — certains bocaux contenaient plus de dix litres d’alcool — les déménageurs ne déposèrent pas leur faix dans une carriole ou un fiacre, mais le firent transporter sur une barge. La destination l’imposait : la majorité des pièces avaient été acquises par l’Athenaeum, l’ancêtre de l’Université d’Amsterdam. Depuis 1862, l’illustre institution disposait de locaux sur le Singel, dans le Handboogdoelen qui se proposait d’héberger temporairement les collections Vrolik. La barge, chargée de ses spécimens, aboutit juste en face de la porte de l’institution.

Après la mort de Willem Vrolik, sa veuve Theodora Cornelia van Doorn, avait décidé de tout vendre, mais la collection avait déjà une réputation internationale. Lorsque Gerard Westerman, le fondateur et directeur de la société zoologique Natura Artis Magistra l’apprit, il entreprit une mission de sauvetage. Westerman était un ami de Vrolik, il connaissait la valeur scientifique de son œuvre et le souvenir de Frederik Ruysch, disparu en Russie avec tous ses artefacts, était encore frais à sa mémoire.

Avec l’aide d’un collectif de célébrités locales, Westerman décida de racheter le fonds afin de le garder dans la capitale. Au soulagement de tous, la veuve accepta, pour la modique somme de 12.000 florins et la transaction fut conclue le 15 mars 1865, conformément aux dernières volontés de Vrolik qui souhaitait que ses collections lui survivent à des fins pédagogiques.

Vers la fin de sa vie, Vrolik avait commencé le catalogage ; la tâche inaboutie fut confiée au Dr Justus Lodewijk Dusseau, professeur à l’École médicale d’Amsterdam, laquelle serait par la suite annexée par l’Athenaeum. Ce catalogue nous apprend que la collection était divisée en cinq sections, dont une ethnographique, comportant près de 300 crânes humains d’origine diverses. La plus grande section, de près de 1800 pièces, était consacrée aux organes humains et animaux, la plupart conservés dans l’alcool. La section pathologie incluait près de 1300 spécimens de squelettes, d’os, de tissus ainsi que plus de 500 fœtus atteints de maladies congénitales.

Cet ensemble allait constituer ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Museum Vrolikianum.

Collections sur l’Amstel.

On ne sait au juste quand Gerard Vrolik (1775-1859) commença ses collections. En revanche, dès son plus jeune âge, il semble avoir manifesté un attrait pour la botanique, grâce au jardin de son père, un marchand de tissus de Leiden. Là-bas, il suivit des cours de médecine universitaires auprès de Sebald Justinus Brugmans. Ce dernier était également professeur de botanique, d’histoire naturelle et de chimie ; passionné de biologie, il collectionnait de nombreux spécimens et possédait une vaste collection de crânes.

Sans doute inocula-t-il cet intérêt au jeune Vrolik. En 1795, à l’âge de dix-neuf ans, Gerard soutient une thèse sous la direction de Brugmans. À peine deux ans plus tard, il obtient son doctorat avant d’être nommé professeur de botanique à l’Athaeneum d’Amsterdam. À l’époque, la connaissance de la flore faisait partie intégrante du cursus médical.

Vrolik déménage à Amsterdam à l’été 1797. En plus de sa charge de professeur, il obtient la direction de l’Hortus Medicus, le jardin botanique où il enseigne. C’est alors qu’il entame une collection de plantes préservées dans l’esprit-de-vin. Il conservera ce poste jusqu’en 1841 et continuera à écrire sur la botanique jusqu’à un âge avancé. Un an après son arrivée à Amsterdam, Vrolik devient professeur d’Anatomie, de Physiologie, de Théorie et de Pratique obstétrique et obtient deux postes supplémentaires : au théâtre anatomique du Waag, sur le Nieuwmarkt ; à partir de 1800, il dirige le pavillon des accouchements dans le Binnengasthuis. Enfin, il intègre le Comité de Supervision médicale, une nouvelle institution qui coordonne les activités médicales, chirurgicales et pharmaceutiques de la métropole.

Pourvu d’autant de titres, Vrolik fait figure de sommité et d’homme d’influence. Grâce à ses propres leçons d’anatomie, il entretient des liens avec tous les chirurgiens d’Amsterdam ; sa présence dans les accouchements lui permit d’établir les bases d’un musée privé au cours des vingt premières années du siècle. Pour ce qui est des animaux, le premier spécimen de taille qu’il collecta fut celui d’un lion de la ménagerie de Louis-Napoléon, roi de Hollande (1806-1810) L’animal qui lui avait été confié périt pendant son séjour en Amsterdam et le professeur demanda la permission de conserver sa dépouille pour la naturaliser et l’intégrer à ses collections.

Sa passion pour les spécimens allait vite prendre des proportions inouïes : à l’époque, il était de coutume que les professeurs enseignent à leur domicile, avec leurs propres spécimens. Et c’est ainsi qu’il fit l’acquisition en 1817 d’une maison de maître sur les rives de l’Amstel où il pourrait entreposer ses collections, à l’entresol. En 1820, Gerard cessa d’enseigner l’anatomie et la physiologie. Huit ans plus tard, il arrête l’obstétrique théorique, mais poursuivra la pratique jusqu’à sa mort. En 1842, il ne professe plus la botanique. Ses abandons successifs lui laissent à chaque fois plus de temps pour agrandir ses collections.

Tout comme Brugmans lui avait donné le goût de la collection, Gerard transmet sa passion à son fils, Willem (1801-1863) qui l’aide à élargir le cercle de ses acquisitions à partir de 1821. En 1817, Willem suivit lui aussi les cours de l’Athenaeum mais, deux ans plus tard, il déménagea à Utrecht pour parfaire son cursus médical. Grâce aux leçons de Nicolaas de Fremery, il se familiarise avec la zoologie et l’anatomie comparée. Il obtient son doctorat avec une thèse consacrée à la dissection de deux phoques de mers de Zélande. Auparavant, il avait réalisé un grand tour de l’Europe avec deux amis universitaires, ce qui l’avait mené à Paris, alors centre médical, en particulier dans le domaine chirurgical. Vrolik visita alors de nombreux hôpitaux, fit la connaissance d’anatomistes et de zoologues, notamment Georges Cuvier (1767-1831)

À son retour en Hollande, Willem obtint un doctorat et s’établit comme médecin à Amsterdam. En 1829, il obtient un poste de Professeur d’Anatomie et de Physiologie à Groningen. L’année suivante, avec un collègue, il se porte volontaire contre la Révolution belge. Il sert comme Lieutenant en second dans la Compagnie Groningen jusqu’en novembre 1831, participe aux combats, avant d’être démobilisé et de recevoir la charge de Professeur d’Anatomie, de Physiologie et d’Histoire naturelle à Amsterdam.

Pendant près de trente ans, le nom de Vrolik confondait le père et le fils au sein de l’institution. Willem suivait Gerard pied à pied : tous deux appartenaient à la Société pour l’Avancement de la Médecine et de la chirurgie, ainsi qu’à l’Académie Royale des Sciences. Grâce à ces prestigieuses affiliations, ils développèrent un réseau qui leur permit de collecter des pièces pour leur musée privé. Cependant, les différences étaient marquées entre les deux hommes : les leçons du fils étaient moins complexes, plus limitée en perspective.

L’ampleur des activités de Gerard correspondaient à ses fonctions ; il écrivait sur la botanique, la zoologie, l’anatomie, les pathologies congénitales, l’obstétrique, l’anthropologie et cette diversité se retrouve dans l’étendue de ses collections. En dehors de la zoologie et de l’anatomie comparée, Willem nourrissait un intérêt pour l’étude des maladies héréditaires, un héritage de sa formation à Groningen et ses collections en tenaient le compte.

Gerard, le généraliste et Willem, le spécialiste écrivaient dans des domines différents. Le père traitait surtout de cas, de brefs articles descriptifs sur un phénomène botanique ou biologique. Son fils, au contraire, publiait plus sporadiquement dans un registre plus comparatif, en opérant des comparaisons dans les articles déjà parus sur un même sujet. Il n’y a donc rien de surprenant si les publications de Willem soient plus élaborées que celles de son père.

Ainsi, en zoologie, Willem rédigea un manuel en trois volumes : « Het leven en maaksel der dieren », la vie et la formation des animaux. Sur les malformations congénitales, il publia « Handboek der ziektekundige ontleedkunde », Manuel d’anatomie pathologique, ainsi qu’une anthologie de lithographies : « Tabulae ad illustradum embryogenesin hominis et mammalium », l’embryon chez l’espèce humaine et les mammifères, illustrée et décrite dans sa croissance et ses anomalies.

Ces centaines d’illustrations décrivent des spécimens du Museum Vrolikianum et Willem rédige leur légende en néerlandais et en latin, preuve qu’il visait un public international. En 1850, son œuvre obtint le Prix Monthyon décerné par l’Académie Française. Père et fils partageaient les mêmes conceptions scientifiques, mais Willem était plus précis et plus synthétique.

Alors que l’émerveillement de Gerard transparaît dans l’étendue des collections, son fils préféra se spécialiser et c’est vers ses publications scientifiques que nous devons nous tourner pour un aperçu de l’arrière-plan intellectuel du Museum Vrolikanum.

Du vitalisme.

« Dans l’observation de la nature et l’appréciation de ses œuvres, je discerne une certaine organisation dont la préservation de l’univers dépend. À mon sens, la connaissance de ce principe doit figurer au premier plan de la pratique scientifique. Si nous tournons notre regard dans cette direction, alors, la conviction nous vient d’un principe supérieur, d’une Grande Force invisible, en général incomprise, dont le ministère se révèle dans toute son industrie : la face souveraine et attentive de Dieu. »

Ainsi Willem Vrolik résumait-il sa vision du monde en 1853. Une « Grande Force invisible » façonnait et déclinait la nature et ce vitalisme assurait sa pérennité, sa croissance, sa reproduction, son développement, sa santé. Telle est la conception qu’il partageait avec son père comme nous le montre sa leçon inaugurale d’anatomie (1799) : De viribus vitalibus in omni corpore organico observandis iisque constantinibus : De la force vitale, observée avec régularité dans tous les organismes.

D’autres partageaient de telles conceptions. Ainsi, dans l’aire germanophone, de nombreux scientifiques croyaient en une « Lebenskraft » ou « Bildungstrieb » essentielle à la vie, une expression qui, chez Willem, prend le nom de « Vormkracht », puissance formiste. Père et fils évoquent à longueur de page ce principe vital, en particulier pour expliquer les pathologies congénitales. La puissance formiste était un « principe intangible » que l’on ne pouvait observer directement ou expérimentalement et dont seuls les effets pouvaient se prêter à l’étude, en particulier dans la tératologie.

Seule une dysfonction de la puissance formiste pouvait expliquer les malformations de naissance. Tout comme l’Allemand Johann F. Meckel ou le Français Etienne Serres, les Vrolik étudièrent le fœtus et ses difformités afin de déterminer les origines de cette force mystérieuse.

Plutôt original.

La salle d’accouchement de la Binnengasthuis allait approvisionner Gerard Vrolik en spécimens. En 1817, il étudie un cas « plutôt original » de déformation : un paquet de chair de quinze centimètres de longs, venu au monde avec un bébé correctement formé, après une gestation de huit mois.

Après dissection, Vrolik identifie les restes d’une jambe de fœtus, ainsi qu’un pelvis. Cet avorton s’expliquait par « un défaut de la puissance formiste » qui n’avait pas accompli son œuvre jusqu’à son terme. Les membres reconnaissables étaient en piteux état, « figés dans leur développement. »

Fidèle à l’esprit de son temps, Vrolik en vint à la conclusion d’une interruption de la force vitale. Plus tard, dans une étude de 1827, il écrit : « L’absence de certains tissus nerveux pourrait fournir un terrain d’accroissement pour d’autres où ils pourraient proliférer. » Vrolik s’aligne sur les théories selon lesquelles le système nerveux était un facteur déterminant dans le développement de l’organisme. Selon lui, c’est là qu’il faut chercher l’origine de la force vitale.

De son côté, Willem, depuis le départ, s’intéressait aux malformations de manière plus systématique, par la taxonomie. C’est ainsi qu’il tentait de rendre compte du grand nombre et de la variété des difformités ; il s’inspirait d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et son système se divisait en deux catégories : les monstre par défaut de forme, « monstra per defectum » et, les plus nombreux, « monstra per excessum », les monstres par surnombre anatomique : spina bifida, bec de lièvre, hydrocéphales, frères siamois.

Tout comme son père, Willem expliquait ces anomalies par un défaut du principe vital, soit par un excès, soit apr un manque, mais il s’en séparait par l’explication nerveuse. Dans sa première publication sur le sujet, « Over de aard en oorsprong der Cyclopie », De la nature et des causes de la cyclopie, il écrivait : « Quand nous étudions le développement du fœtus dans le ventre maternel, il se présente comme un tout dès le début dont le système nerveux ne se forme que peu à peu, et c’est seulement alors que les autres organes prennent forme. »

Père et fils ne s’accordaient pas sur les causes de l’interruption de la force vitale. Vrolik junior pensait que cette interruption pouvait arrêter le développement de l’embryon, sans pour autant expliquer les « monstra per defectum. » En 1840, dans un article, Willem émettait l’hypothèse que les frères siamois pourraient résulter d’un obstacle à la force vitale. Là où la force vitale devait produire des jumeaux, « un obstacle barra la route à cette énergie, l’empêchant de produire deux individus distincts, ce qui provoqua une fausse couche. Il s’agit d’une tentative manquée de produire deux êtres. »

La « puissance formiste » nous paraît quelque peu tautologique, mais de véritables connaissances scientifiques finirent par se dégager de cette notion fumeuse. Willem entreprit un effort de systématisation pour perfectionner la connaissance du développement anatomique. Ce faisant, il espérait se débarrasser des fausses croyances comme l’influence des pensées de la femme enceinte sur l’apparence de son rejeton.

Cependant, ni le père ni le fils ne parvinrent à rendre compte avec précision de la force vitale dont les manifestations obéissaient à des règles mystérieuses.

« Afin d’établir les bases d’une science du vivant, il est nécessaire d’étudier sa formation. On découvre alors à de multiples niveaux nombre d’agents destinés à la régulation du processus et dont l’ensemble forme l’organisme. Les éléments les plus divers collaborent pour maintenir l’ensemble et cette organisation, en tant que produit, est ce qui différencie l’organique de l’inorganique. »

La conception d’une harmonie organique provient de l’anatomiste français Georges Cuvier. Cette « collaboration des parties » était selon lui un des pré-requis pour la perpétuation du vivant. Si le moindre organe s’arrêtait de fonctionner, tout organisme animal ou humain dépérissait. Cette règle valait non seulement pour l’individu, mais pour l’espèce et ses interactions avec d’autres au sein de la nature. Certaines espèces étaient la proie d’autres, mais aucune n’étaient assez prédatrice pour en menacer une d’extinction.

Après dissection d’un requin, Gerard affirma que de telles créatures ne présentaient pas le même degré de formation dans tout leur organisme afin de freiner leur rapacité. De son côté, Willem, grâce à son amitié avec Westerman, la fondateur du Zoo Artis, put satisfaire sa curiosité anatomique en pratiquant de nombreuses dissections d’animaux morts, comme le babiroussa, le diable de Tasmanie et le kangourou, ce qui contribua à sa réputation de spécialiste des animaux vertébrés.

Tout comme son père, Willem imputait à un vague principe vital la diversité du monde animal et de sa hiérarchie. Il concevait cette hiérarchie comme une échelle ou une chaîne ; tout en bas, on trouvait les méduses, les vers, les invertébrés et au sommet, les mammifères, avec au sommet, évidemment, l’espèce humaine. Un des objectifs scientifiques de Willem était d’établir la position des animaux dans cette hiérarchie au moyen de l’anatomie comparée. La complexité variait en fonction de la force vitale impliquée dans le développement.

Cette classification rectiligne n’empêchait pas les subdivisions et c’est ainsi que Vrolik junior postulait l’existence de quatre catégories, où dominaient les vertébrés. Tous les animaux au sein de ces groupes partageaient la même structure anatomique. « Quelle que soit la diversité que présente la Nature, il y a toujours une logique à l’œuvre et elle se perçoit chez les animaux les plus différents. »

Chaque groupe principal se divisait en classes, ordres et familles. Les vertébrés entraient dans quatre classes taxonomiques : les oiseaux, les reptiles, les oiseaux et les mammifères. Les formes intermédiaires dans cette chaîne témoignaient également de la volonté du Créateur, de sorte que l’on passait graduellement et harmonieusement d’une espèce à l’autre, mais aussi d’un ordre à l’autre. Si des brèches subsistaient dans le tableau général, Vrolik ne doutait pas qu’elles soient un jour comblées.

À l’instar des embryologues allemands de l’époque, Vrolik partageait la théorie de la récapitulation au sein d’un même phylum selon laquelle le fœtus humain passe par des stades de développement analogues à celui de l’évolution des vertébrés, du poisson au mammifère, jusqu’à l’homme. En 1827, au cours de ses recherches sur le caméléon, Vrolik le constata de ses propres yeux : « On trouve dans le cerveau du caméléon un dessin qui est celui du fruit cérébral humain. »

Dès lors que son cerveau correspondait à celui d’un embryon avancé, le caméléon ne pouvait occuper une place inférieure dans la hiérarchie des vertébrés. « On peut comparer son cerveau à celui d’un embryon de trois mois correctement développé. » D’après lui, à son stade le plus précoce, l’embryon humain recevait un influx limité de « vormkracht » qui équivalait à celui nécessaire pour former d’autres êtres complets.

Cette corrélation entraînait deux conséquences. D’une part, l’étude du développement des échelons supérieurs de l’évolution fournissait un précieux outil comparatif ; d’autre part, un examen minutieux de l’anatomie des créatures « inférieures » permettrait une meilleure compréhension de l’embryologie humaine. Voilà qui expliquait l’intérêt des Vrolik pour la tératologie : les parties du corps qui avaient cessé leur développement et produit des malformations présentaient des caractéristiques d’autres espèces, moins perfectionnées, ce qui correspondait à un stade évolutif arrêté.

Vrolik s’intéressait particulièrement aux cyclopes ou aux proboscidiens dont l’encéphale n’était pas divisé en deux hémisphères mais venait d’un bloc comme c’est le cas chez les poissons et chez les embryons humains à leur premier stade de croissance. « L’encéphale des cyclopes semble s’être arrêté à ce stade. »

La dissection d’une baleine à bec lui fournit l’intuition suivante : « À bien des égards, cette fusion des vertebrae cervicales nous évoque l’acranie fœtale : l’absence de cou chez ce type de mort-nés est une preuve de leur arrêt à un stade évolutif antérieur, et de leur moindre achèvement. »

Pas du singe.

Ces découvertes en anatomie comparée étaient remarquables pour leur époque, tout comme les parallèles que Vrolik traçait entre le développement embryologique et la hiérarchie des vertébrés.

Ces aperçus allaient stimuler la curiosité académique et donner à penser que les espèces elles-mêmes évoluaient. Or, Vrolik ne le pensait pas possible : il était résolument fixiste, sans pour autant se laisser aveugler par sa foi. Il ne plaçait pas l’humanité sur un piédestal : l’homme était un mammifère comme les autres, pourvu du même type de structure anatomique et elle n’avait rien de supérieure aux mammifères. Seule son intelligence distinguait l’homme des autres animaux, ce qui lui avait donné l’ascendant sur la nature.

En 1861, peu après la publication de Darwin, Vrolik écrivait : « L’idée qu’un organisme naît d’un autre ne peut séduire que l’esprit enclin à l’extravagance plus qu’à la froide contemplation de la nature. » Vrolik rejetait Darwin plus par empirisme que par bigoterie. L’homme ressemblait peut-être à un singe, mais cela n’impliquait pas pour autant qu’il en descende : des caractéristiques apparemment humaines étaient en fait présentes parmi un nombre d’autres espèces et pas uniquement l’homme. « L’idée que l’homme tiendrait son origine de celle du singe est un non-sens intenable. »

La mort de Willem, en 1863, coïncide presque exactement à l’abandon de ce modèle scientifique et c’est une des raisons pour laquelle le Museum Vrolikanum conserve tout son intérêt : ses collections se sont arrêtées au moment où la théorie de l’évolution de Darwin bouleversait le monde scientifique. Pour Vrolik, il était essentiel de posséder le plus grand nombre de spécimens : séchés et suspendus à du crin de cheval, ou conservés dans de l’esprit-de-vin. Ces crânes, langues, larynx, cœurs peuvent ainsi être comparés d’un coup d’œil avec les fœtus difformes tout proches.

En revanche, pour des anatomistes darwiniens, le besoin ne se faisait pas sentir de relier tous les êtres au sein d’une même chaîne et c’étaient principalement les singes qui retenaient leur attention. À partir de la moitié du dix-neuvième siècle, la spécialisation croissante de la médecine rendait une telle approche systématique de plus en plus rare. Les médecins n’enseignaient plus à leur domicile et se fiaient davantage aux collections de l’Athenaeum ou de son successeur l’Université d’Amsterdam.

Les Vrolik représentent la fin d’un monde et le début d’un autre, comme si, du sein de leurs collections, le dix-neuvième siècle venait de naître, sur les rives de l’Amstel. 

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