Source : De l’image au fichier image et retour : l’Art à l’époque numérique, in. Art Power, par Boris Groys, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.
« Si
on me vole une idée, alors, ce n’était pas mon idée »
Jean
Baudrillard : Cool memories
*
La numérisation de
l’image fut initialement conçue comme une libération de l’image hors du musée,
ou, en général, hors du lieu d’exposition, mais, au cours des décennies
récentes, nous avons vu croître la présence d’images numériques au sein
d’institutions artistiques.
D’où la
question : qu’en est-il du devenir de l’image numérique ? Des deux
côtés de la fracture numérique, on sent un certain désarroi. D’une part,
l’image numérique libérée se retrouve de nouveau confinée entre les quatre murs
du musée ou de l’exposition. D’autre part, le monde de l’art semble perturbé
par l’exhibition de plus en plus fréquente de copies numériques en lieu et
place des originaux.
Bien sûr, la
photographie numérique ou la vidéo sont des symptômes — tout comme le furent les
readymades ou la photographie — on évoque alors « la perte de l’aura à
l’époque de la reproductibilité technique » et le scepticisme postmoderne
envers toute prétendue originalité. Mais pourquoi prendre la peine d’exposer
encore de telles images, plutôt que de les laisser simplement circuler dans les
réseaux d’informations ?
La numérisation
libère l’image de toute pratique d’exposition : les images naissent, se
multiplient, se propagent d’elles-mêmes à travers tous les moyens de
communication, la toile, les cellulaires, les réseaux sociaux, instantanément,
anonymement, sans aucun contrôle institutionnel. On pourrait donc parler
d’images fortes, d’images capables de se déployer selon leur propre nature et
qui ne dépendent que de leur vitalité, de leur vitesse de propagation.
Bien sûr, on peut
toujours retrouver une main invisible derrière elles, mais il devient de plus
en plus difficile de le prouver dans les faits. On pourrait presque dire que
l’image numérique est une image forte dans le sens où elle n’a besoin de
personne pour être vue. L’image numérique serait-elle forte de sa capacité à
maintenir son identité à travers toutes ses apparences et apparitions ?
Une image forte peut être considérée comme telle si son identité demeure à
travers le temps sinon, nous avons affaire à une image faible, qui dépend d’un
espace spécifique, de règles de présentations.
Ce n’est pas tant
que l’image numérique elle-même en tant que fichier qui peut être qualifiée de
forte : le fichier image reste plus moins identique au fil de sa
distribution, mais il n’est pas l’image lui-même. Au contraire, le fichier-image,
le code, est invisible. Seul les héros de Matrix peuvent voir les
fichiers-images. On peut l’interpréter comme une relation entre l’original et
la copie. L’image numérique est une traduction visible du fichier-image
invisible, du code invisible.
L’image numérique
tient de l’icône byzantine, qui est une copie du Dieu invisible. La
numérisation produit l’illusion qu’il n’y a plus de différence entre l’original
et la copie et que nous n’avons plus que des copies qui se multiplient et qui
circulent dans les réseaux, mais comment peut-il y avoir une copie sans
original ? La différence entre la copie et l’original s’annule dans le cas
du numérique, de par l’invisibilité du codage : les données de codage
existent dans l’espace invisible, mais elles se trouvent de l’autre côté de
l’image, dans l’ordinateur.
Comment saisir
cette condition de possibilité, le code, dans l’image elle-même. Le spectateur
lambda ne dispose pas de lunettes magiques qui lui permettraient, comme les
héros de Matrix, de pénétrer dans l’espace situé de l’autre côté de l’image
numérique, pour se confronter au code lui-même. Le spectateur lambda ne dispose
pas de la technique qui lui permettrait de télécharger directement le code dans
son cerveau, tel Johnny Mnemonic, le héros de William Gibson, pour faire
l’expérience d’une souffrance pure et non-visualisable — la pure souffrance est
l’expérience la plus directe de l’invisible.
Selon les religions
non-figuratives ou iconoclastes, l’invisible ne se manifeste dans le monde par
aucune image figurative, mais par l’histoire de ses manifestations et
interventions, ce qui implique une ambiguïté. Les signes et les miracles se
produisent, ils témoignent de l’invisible, mais, dans le même temps, ce
témoignage s’avère relatif dès lors qu’il n’est pas l’image spécifique, précise,
de l’invisible, lequel demeure invisible en raison même de la multiplication de
ses manifestations.
Quand nous regardons
une image numérique, nous sommes à chaque fois confrontés à la manifestation
extérieure d’un code invisible. Cette image numérique est une copie, mais
l’événement de sa manifestation visible est à chaque fois nouveau, original,
parce que la copie numérique est une copie qui n’a pas d’original visible. Une
image numérique, pour être vue, ne doit pas être simplement exposée, mais mise
en scène, accomplie.
L’image se met
alors à ressembler à une œuvre musicale : la partition elle-même demeure
muette, elle doit être jouée. La numérisation transforme l’art pictural en une
interprétation et interpréter, c’est trahir, déformer. Toute manifestation
est une interprétation et toute interprétation, un contresens. La situation est
d’autant plus vraie dans le cas où l’original est invisible : si
l’original est visible, alors, on peut le comparer à sa copie, qui peut être
corrigée, afin de réduire la marge d’erreur interprétative.
Mais si l’original
est invisible, alors il n’y a plus de comparaison possible et ce que nous
voyons reste douteux, d’où la nécessité d’un contrôle institutionnel et, dans
le cas qui nous préoccupe, ce contrôle institutionnel sera bien plus fort
qu’avant : le commissaire d’exposition n’est plus seulement celui qui rend
l’exposition possible, mais celui qui l’interprète. Il ne montre pas simplement
l’image originelle mais il fait monter l’invisible dans le visible.
Ce faisant, le
responsable d’exposition modifie substantiellement l’image : il
sélectionne la technologie adéquate à manifester, à rendre sensible le codage
et cette technologie change constamment, elle est elle-même prise dans le flux
du progrès, ce qui transforme constamment l’image à mesure que son mode de
production change lui aussi.
La technologie se
pense en termes de génération et qui dit génération dit complexe d’Œdipe.
Quiconque a déjà fait l’expérience de la conversion de fichiers d’un vieux
système sait à quel refoulement il s’expose : des données sont aveuglées, elles
tombent dans les ténèbres. La métaphore est parlante : ce n’est plus
seulement la vie, mais aussi la technologie, l’antinature, qui devient le
médium d’une reproduction différenciée, imprévisible. Même si la technologie
parvenait à garantir une identité visuelle des manifestations d’un même code,
ces manifestations différeraient malgré tout, en raison du contexte toujours
changeant de leurs apparitions.
Dans son célèbre
essai sur l’mage à l’époque de la reproductibilité, Walter Benjamin proclame
l’effacement de la différence entre l’original et la copie et pourtant, cette
distinction demeure valide. Selon lui, l’œuvre d’art traditionnelle perd son
aura lorsqu’elle sort de son milieu d’origine pour être exposée ou reproduite.
Cette perte de l’aura vaut significativement pour le fichier image.
Si l’original d’une
œuvre d’art traditionnelle est déplacé d’un endroit à l’autre, il appartient
toujours au même monde visible, à sa topographie, alors que l’original
numérique, le fichier de données, se manifeste en se déplaçant de
l’invisibilité, du statut de non-image, vers l’espace de visibilité d’un écran.
Voilà une perte massive de l’aura : rien n’a plus d’aura que l’invisible.
La visualisation de l’invisible est la forme la plus radicale de profanation.
Manifester du code est un sacrilège comparable à la transgression du deuxième
commandement et aucune règle ne peut encadrer, borner cette tendance à la
reproductibilité figurative, comme ce fut le cas avec les icônes byzantines.
L’histoire a donné
tort à Benjamin lorsqu’il affirmait que le progrès technologique maintiendrait
une identité entre l’original et la copie. Les récents développements
entraînent plutôt une diversification des conditions de présentation, de
production, de distribution des copies, et du résultat visuel final. La
caractéristique principale de l’Internet est d’assigner une adresse à toute
image, symbole, texte ; tout y est inscrit, adressé, dans une certaine
topologie.
Par-delà les mises
à jour et renouvellements, le destin des données numériques dépend toujours de
la qualité de leur hardware, de leur serveur, de leur moteur de recherche, etc.
Les données peuvent être corrompues, interverties, voire illisibles ;
elles peuvent être attaquées par des virus, supprimées par accident, ou
simplement devenir illisibles par vieillissement. Les données de l’Internet
sont les héros d’une histoire invisible et qui se joue continûment, à mesure
que la toile se reconfigure, que les sites apparaissent ou disparaissent,
etc.
L’espace social où
les images numériques, photographies, vidéos, circulent est extrêmement
hétérogène. On peut regarder une vidéo avec un lecteur de films, mais aussi le
projeter sur un écran géant, sur un écran de télévision, dans une installation
muséale, sur un cellulaire, etc. Le même fichier vidéo apparaîtra de manière
différente sur le support, mais aussi dans l’environnement extérieur. La
numérisation, le codage de l’image, autorise cette circulation, cette
multiplication et on pourrait dire qu’elle a guéri l’image de sa passivité,
tout en l’infectant du virus de la différance, de la non-identité. À mesure que
l’image diffère d’elle-même, elle devient incontournable, et nous environne.
Cette recréation
permanente rend nécessaire son retour dans l’espace muséal, dans l’espace
d’exposition. Seul cet espace ouvre à la possibilité d’y déployer non seulement
le software, mais aussi le hardware, le versant matériel de l’image numérique.
Pour parler en termes marxistes : la mise en situation du numérique au
sein de l’espace d’exposition permet au spectateur de réfléchir (de se réfléchir)
non seulement sur la superstructure, mais aussi sur l’infrastructure matérielle
de la numérisation. Cela vaut en particulier pour la vidéo, aujourd’hui médium
privilégié. Dès que les vidéos entrent dans l’espace d’exposition, elles
déjouent les attentes associées à cet espace.
Dans l’espace
artistique traditionnel, du moins, dans l’idéal, le spectateur a un contrôle
complet sur la durée de sa contemplation. Il peut interrompre son regard à
n’importe quel moment, quitte à revenir, repartir du point où il était. Faute
d’un spectateur, l’image inamovible demeure identique à elle-même. Cette
production d’une image qui survit au temps est l’essence de l’art.
Or, dans notre
quotidien, nous n’exerçons pas une souveraineté, un pouvoir discrétionnaire sur
le temps contemplatif : nous n’y sommes jamais que les témoins accidentels
de certains faits et images, dont nous ne contrôlons pas la durée. Toute
expression artistique commence par la volonté de retenir le temps, de le
laisser s’étendre dans une durée indéterminée.
Le musée, et en
général tout espace d’exposition, trouve ainsi sa raison d’être : garantir
au visiteur la possibilité de déterminer lui-même son temps de contemplation.
Toutefois, la situation a radicalement changé avec l’introduction dans le
musée d’images mouvantes, labiles: désormais, ce sont elles qui dictent
leur temps au spectateur et qui le privent de sa souveraineté.
Deux cadres
assurent notre contrôle sur le temps : l’immobilisation de l’image (le
musée) ou l’immobilisation du public (le cinéma.) Ces deux cadres échouent dans
le cas des images mobiles qui poursuivent leur évolution tandis que le public
poursuit son propre chemin…
Il ne s’agit plus
de rester assis ou debout dans un espace consacré à une exposition ou à un
spectacle, mais de reprendre son parcours encore et encore, ou de prendre du
recul par rapport à l’image, à l’observer selon différents angles, etc. Le
mouvement du spectateur à travers l’espace d’exposition ne peut être
arbitrairement arrêté parce que le mouvement est devenu constitutif de la perception
au sein de ce système où il est impossible de tout voir, de tout parcourir
d’une seule traite.
Les attentes
diffèrent aussi du cinéma au musée : le spectateur d’une installation
vidéo ne sait à quoi s’attendre. S’arrêter et regarder les images se dérouler
comme au cinéma ou poursuivre son chemin jusqu’à ce que les images se
stabilisent. Les deux solutions sont insatisfaisantes ; elles ne résolvent
rien, en fait. C’est précisément cette incertitude, induite par la circulation
simultanée des images et du spectateur, qui crée l’intérêt de l’introduction
d’images numériques mobiles dans l’espace d’exposition.
Dans le cas d’une
installation vidéo, un conflit naît entre le spectateur et l’artiste : qui
détermine la durée d’observation ? Cette durée fait l’objet d’une
négociation permanente. La valeur esthétique d’une installation vidéo tient
dans la mise en scène du potentiel d’invisibilité de l’image, au sein d’un espace
d’exposition, où, antérieurement, prévalait la visibilité maximum. L’incapacité
du spectateur à jouir d’un contrôle visuel intégral se radicalise par la
vitesse accrue de défilement des images produites par le système.
Antérieurement,
l’investissement du spectateur en termes de travail, de temps, d’énergie pour
épuiser une œuvre d’art entretenait une relation harmonieuse avec la production
artistique. L’artiste prenait le temps long, le temps de l’effort pour produire
un tableau, une peinture, une sculpture et le spectateur pouvait alors
apprécier, « consommer » ce produit d’un coup d’œil, sans effort.
Le spectateur
consommateur, dominait le champ de production artistique, mais l’apparition de
la photographie et du procédé du readymade ont mis fin à cette
exclusivité : désormais, l’artiste et le spectateur sont au même niveau
dans le champ de l’économie temporelle. L’artiste peut produire instantanément
des images mobiles, les enregistrer, les distribuer automatiquement, ce qui lui
confère un avantage certain, un « powerplay. »
Le spectateur, de
son côté, doit passer plus de temps à voir les images que l’artiste n’en met à
les produire. Mais il ne s’agit pas d’une simple question de durée de
contemplation dont le spectateur serait le seul maître. En fait, la question
est celle du temps nécessaire pour contempler l’entièreté du dispositif :
la technique permet de produire des œuvres visuelles extrêmement longues, une
durée telle qu’elle doit être fragmentée par le spectateur. Pour le visiteur de
telles expositions, l’expérience est celle d’une non-identité, voire d’une
non-visibilité. Chaque fois qu’un visiteur regarde une vidéo, il voit autre
chose : l’œuvre diffère tout le temps, elle déjoue le regard, se rend
invisible dans sa totalité.
Cette non-identité
de l’image vidéo, toujours différente, se répète au niveau intérieur,
technique. Il suffit de changer certains paramètres techniques, pour modifier
l’image. La différence nous frappe avec les vieilles photographies et cela
souligne le changement de paradigme technique. Dans le monde des images
numériques, paradoxalement, nous n’avons plus affaire qu’à des « originaux »,
alors qu’il s’agit pourtant de copies, parce qu’il n’y a plus à proprement
parler de modèle originel. L’exposition exerce et manifeste ce pouvoir de
réversion : la copie devient l’original et l’original est renvoyé à
l’invisible, au non-identique.
Numériser et exposer sont des traitements médicaux de l’image [« to cure / to curate » : soigner / exposer] mais ils sont moins efficaces pris séparément. Non qu’ils rendent l’image plus forte, au contraire. Appliquer ces deux traitements ensemble nous fait prendre conscience [comme une cure psychanalytique] des zones d’invisibilité, de notre perte de contrôle visuel, de l’instabilité fondamentale de l’image. Cela veut dire que la pratique muséale contemporaine, « post-numérique », devra accomplir ce que les expositions traditionnelles ne pouvaient que métaphoriquement : montrer l’invisible.
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