Source : Le Musée ou le berceau de la révolution par Boris Groys, in. E-Flux#106, février 2020, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.
Changer le monde.
Un impératif souvent entendu dans la sphère publique. Les scientifiques, les
hommes politiques, mais aussi les artistes, les écrivains, les philosophes,
tous prétendent « changer le monde », mais comment un tel changement
serait-il possible ? Pour changer un objet, il faut d’abord le visualiser
entièrement, pouvoir le saisir de l’extérieur. Or, nous sommes enclins à penser
que le monde ne peut être perçu en sa totalité : nous n’en sommes qu’une
partie, toujours-déjà dans le monde et nous ne pouvons en obtenir une
méta-position.
Faire partie du
monde ne prévient pas le changement : à mesure que le monde change, nous
changeons avec lui, mais nous pouvons participer à ce processus en modifiant
certains de ses paramètres. Cependant, nous ne pouvons imaginer les
conséquences de telles modifications, ni les prévoir, ou même les suivre dans
leur intégralité. Le changement se produit le plus souvent aléatoirement, sans
aucune téléologie. Comme le changement est constant, tout semble s’annuler à
mesure. Le processus paraît incontrôlable, indescriptible parce que nous n’en
ressentons que ses effets sans pouvoir déterminer ses causes.
Cette impossibilité
d’une méta-position, d’une incapacité à saisir le monde dans sa globalité,
pourrait être une conséquence logique du matérialisme philosophique. La
théologie, les philosophies idéalistes, garantissaient une extériorité au
monde, celle de l’âme. Mais si nous ne sommes que des matériaux parmi d’autres,
parmi un ensemble de différences culturelles, alors, la seule institution qui
échappe à l’emprise du monde, ce serait peut-être le musée.
Par musée, je ne
vise pas un domaine précis, mais la conservation d’objets historiques et leur
exposition ici et maintenant. Ces objets venus du passé n’ont plus d’usage,
mais c’est leur valeur d’usage passée qui leur permet d’intégrer les
collections en tant que témoins d’un monde qui nous est désormais extérieur. Il
s’agit de méta-objets, localisés dans un en-dehors que Michel Foucault
qualifiait d’hétérotopie. Si l’on souhaite définir l’art, alors, on pourrait dire
qu’il consiste dans les objets qui demeurent après que les cultures qui les ont
produits ont disparu.
L’œuvre d’art est
conçue de telle manière à survivre à sa propre culture d’origine. Un objet
d’art est une contradiction dans les termes : le plus souvent un objet se
destine à la consommation, à la destruction, qu’il soit mangé, ou utilisé.
L’œuvre d’art est un anti-objet, disposé à des fins de conservation, à l’abri
du temps et de l’usure. Telle est sa caractéristique essentielle :
survivre à son milieu d’apparition, entreprendre un long voyage à travers
d’autres milieux, d’autres cultures, nécessairement à venir, tout en demeurant
identique à lui-même et étranger à ces cultures ultérieures, comme un étrange
étranger, porteur d’un savoir révolu.
Ce statut
d’extranéité de l’œuvre d’art peut s’envisager de deux manières. Tout d’abord,
par la critique des œuvres d’art sélectionnées par le passé et exhibées dans
les institutions muséales. L’intérêt se déplace des objets d’art en eux-mêmes
vers leur interprétation par les contemporains. Cette critique institutionnelle,
bien que nécessaire, s’avère trop tributaire de notre présent : elle
ignore l’hétérogénéité du passé.
Ensuite, la
question est de savoir pourquoi l’art du passé est aussi hétérogène. Par ce
questionnement, nous gagnons une méta-position qui nous permet également de
critiquer le monde contemporain dans sa totalité. Nous avons l’habitude
d’interpréter l’histoire en termes de progrès, mais l’histoire de l’art nous
confronte avec une histoire d’oublis, de trous de mémoire et de pertes.
Pourquoi avons-nous perdu la capacité à créer selon les principes
d’autrefois ? La réponse implique toute la contemporanéité, non seulement
les conditions de production économique, mais aussi les espoirs, les peurs, les
illusions, les désirs.
Interroger cette
capacité à créer artistiquement est parfois conçu comme une attitude pessimiste
et réactionnaire. Mais si nous sommes les produits d’un progrès inexorables,
projeté sur une ligne de fuite indéfinie, à quoi bon se retourner ? Pourquoi
alors ne pas tout simplement nous débarrasser des œuvres d’art passées, ou les
brûler ?
Affirmer que tout
retournement est réactionnaire est une erreur. Dans Le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte (1851-52) Karl Marx insiste sur l’inspiration gréco-romaine de la
Révolution française ; le recours au passé est une révolution, au sens
d’un retour, d’une tentative pour retrouver le point à partir duquel le monde a
pris une direction autre. Toute l’histoire des révolutions artistiques modernes
est une histoire de retour : depuis les Préraphaélites au néo-primitivisme
du vingtième siècle.
Bien sûr, pour
Marx, le passé masque les intérêts contemporains. Nos intérêts et nos désirs
sont définis et produits par notre mode de vie et pour développer un
authentique désir révolutionnaire de changement, il faut concevoir la culture
contemporaine comme déjà passée, muséifiée, comme une forme d’organisation
parmi d’autres. Une telle représentation se gagne moins en arrachant le masque
des cultures passées, que par la contemplation de notre culture comme un masque
qui peut être comparés aux autres.
Toutes les
civilisations sont mortelles, comme nous le sommes individuellement. Par
l’anticipation de notre mort, nous concevons la mort de notre culture ;
quand bien même nous contemplons notre culture à partir de ses origines, nous y
restons immergés, incapables d’en saisir la forme générale.
Aujourd’hui, le
sentiment apocalyptique de la fin nous permet d’ajuster la perspective :
non plus du passé vers l’avenir, mais de l’avenir vers le présent et le passé.
Walter Benjamin évoque l’Ange nouveau qui regarde l’histoire en lui tournant le
dos, « il s’enfonce dans l’avenir à contrecœur », en voyant le
progrès non pas comme une création continuée, mais comme une destruction du
présent et dont le passé est l’amoncellement en cours. Si l’on fixe le passé à
partir de cette anticipation, on risque de perdre son identité culturelle ;
mais les cultures, y compris la nôtre, prennent alors place dans un panorama où
l’observateur peut choisir un embranchement, ou un chemin.
Dans cette vue
panoramique, toutes les formations culturelles sont neutralisées, cessent de
représenter des outils abandonnés par la marche du progrès : ces
formations témoignent d’autres états d’esprits, d’imaginaires passés plus
qu’elles n’évoquent des conditions de productions économiques révolues.
Contempler ce cimetière des représentations historiques nous montre les limites
de notre imagination, imposées par la réalité, mais cela nous permet aussi, en
retour, d’imaginer d’autres perspectives, même si nos capacités ne sont pas
infinies.
Marx le
soulignait : si le monde grec ne peut être répété, en revanche, les
capacités de son imaginaire culturel peuvent être citées, convoquées, reprises par
un retour révolutionnaire. Ce ne sera jamais une reconstruction à l’identique,
plutôt un idéaltype vers lequel on peut tendre : la croyance en une
harmonie entre l’individu et la société, entre l’homme et la nature. Il faut se
confronter aux espoirs et aux aspirations des sociétés passées et les comparer
avec les accomplissements de sa propre société, et sa capacité ou son incapacité
à rester fidèle à ces aspirations.
De temps à autre,
nous subissons une perte de cette capacité, en tant que revers du progrès
technologique, mais la comparaison nourrit alors un élan révolutionnaire, un
désir de retour à des temps meilleurs, bien que l’idéaltype ne s’actualise
jamais vraiment dans une société donnée. Walter Benjamin voyait la révolution
comme une tentative de diriger le progrès par une reprise des formes
culturelles passées.
Qu’en est-il alors
de notre époque ? Elle rappelle assez le tournant de la fin du
dix-neuvième lorsqu’il existait un discours dominant sur les
« psychologies nationales » et leur incommensurabilité à une
psychologie universelle. Une telle lecture vise à maintenir ou à renforcer la
situation de certaines classes ; le passé devient une généalogie et, comme
au Moyen Âge, sert à justifie notre place au sein de la société. Néanmoins, ces
derniers temps, une tendance s’affirme qui échappe à ces lectures identitaires,
fixistes : le post-humanisme et le cyborg. Pour le cyborg, la technologie
l’emporte sur l’ancienneté ou l’héritage. Ce n’est pas le lieu pour étudier
cette technophilie extrême, mais elle nous rappelle l’avant-garde du début du
vingtième siècle et bien sûr, Nietzsche, un de ses hérauts.
Le discours de
Nietzsche était surtout une réaction à la fin de l’Histoire proclamée par
Hegel ; pour ce dernier, l’humanité, après la Révolution française, était
entrée dans une nouvelle ère. Le seul maître universel et éternel était
désormais la mort et ceci devait mener au règne de la loi, censée satisfaire
les besoins biologiques et culturels de l’humanité. Si tous paraissaient
libres, ils n’en restaient pas moins esclaves, esclaves du progrès, du critère
d’utilité de leurs réalisations. Hegel considérait le critère d’utilité comme
la principale caractéristique de la société bourgeoise et c’est encore plus
vrai aujourd’hui, y compris dans le domaine artistique.
Dans la seconde
moitié du dix-neuvième siècle, la prédominance du critère d’utilité suscita de
nombreuses réactions négatives car elle sapait les principes des Lumières
kantiennes pour lesquelles l’humanité trouve sa fin en soi et ne peut être
utilisée à des buts extérieurs. Cette polémique contre « l’utilité » figure
également chez Marx, mais aussi chez Bakounine et la tradition anarchiste. En
fait, la révolte contre l’esclavage universel, en tant que conséquence du
critère d’utilité, trouve son expression la plus radicale chez
Nietzsche et son culte du surhomme : « humain, trop humain »
L’Übermensch nietzschéen
ne fait pas de différence entre la vie et la mort, ni entre gagner ou perdre.
Il n’a rien non plus d’un Superman pragmatique américain qui se dévoue au
service de la communauté, et qui répond encore au critère d’utilité et à
l’esclavage universel. L’Übermensch nietzschéen rejette la mort comme
maître ultime, il est libre, c’est-à-dire inutile selon nos critère : il
est souverain. Pour devenir un Übermensch, il faut se défonctionnaliser
par le déjà-là de la mort, se rendre étranger à la société et à ses obligations,
intempestif et inactuel.
C’est précisément
ce à quoi la première avant-garde historique se vouait : jusque-là,
l’expression artistique répondait à un critère d’utilité, de transmission d’un
message, d’une information, qu’elle soit religieuse ou politique. Avec
l’avant-garde, tout change. Roman Jakobson collabora dans sa jeunesse avec
Malevitch et il le formulait plus ou moins ainsi : la fonction poétique
d’un texte, ou d’une image, court-circuite la fonction informationnelle.
L’artiste abandonne à la fois son identité culturelle et le contexte dans
lequel il opère. Il n’est plus le transmetteur aux ordres d’une machine, mais
celui qui décide du médium. Le court-circuitage de la fonction informative, la
défonctionnalisation de l’art, révèle, par soustraction, la choséité
essentielle de l’œuvre que nous dissimulait le critère d’utilité.
Ces idées figurent
chez des auteurs comme Clement Greenberg, Martin Heidegger, en particulier
Marshall McLuhan, « le médium est le message. » Cependant,
défonctionnaliser un outil ne rend pas pour autant le médium visible car le
médium est infini. Un objet défonctionnalisé reste un objet, un objet-zéro, un
méta-objet. Cela nous démontre la subjectivité souveraine de l’artiste capable
d’employer tout méta-objet comme bon lui chante. L’artiste, par sa décision
souveraine, cesse d’être l’esclave d’un système dans lequel tous les objets ont
une fonction prédéterminée. Le méta-objet anticipe la mort de la civilisation
moderne.
De nos jours,
l’avant-garde est principalement conçue comme un style ou une combinaison de
styles, mais, historiquement, la pratique visait à une rupture avec la
tradition et à une épuration de la forme. Le principe de production, qui
dominait alors, se voyait remplacé par un principe de réduction,
d’appauvrissement, jusqu’à des signes faibles, mais ultra-résistants.
Kandinsky, par exemple, considérait moins sa peinture comme un style que comme
un support didactique. On le considère parfois comme un expressionniste, mais
il ne voulait pas que ses objets soit des médiums, des objets qui véhiculaient
un message, objectif ou subjectif.
Kandinsky
souhaitait plutôt influencer les spectateurs, les placer dans une certaine
atmosphère, mener l’humanité à une nouvelle sensibilité. C’est à ce niveau
qu’intervient le court-circuitage de la fonction informative : l’art
devient un outil de transformation de la psyché du spectateur. Malevitch, le
père du « suprématisme », considérait son Carré noir comme l’expression
de la souveraineté de l’art et de son pouvoir sur le monde visuel. Vers la même
époque, Duchamp présentait des objets contemporains comme s’ils appartenaient
déjà au passé, ce qui suffisait à en faire des œuvres d’art.
L’opération de
réduction ne poursuit pas seulement un but formel, mais aussi moral et
politique. Produire un minimum de formes, mais aussi les conditions minimales
d’existence qui excluent toute inégalité et exploitation, lesquelles
proviennent du désir d’obtenir plus que ce dont on a effectivement besoin. De
ce point de vue, l’éthos des premières avant-gardes du vingtième siècle était
un retour au christianisme des origines, voire au bouddhisme, et peut-être à
l’idéal de Rousseau : une communauté libre et ascétique d’égaux, ce qui
est d’ailleurs le principe de la Révolution française.
La
défonctionnalisation de l’œuvre d’art permit à l’avant-garde des années 1920 de
développer une culture alternative qui refusait les conditions d’esclavage sur
lesquelles la société moderne était fondée. Il s’agissait de créer une
communauté au-delà des nationalités ou des identités culturelles : le
marxisme lui aussi croyait en un retour à une société primitive, d’avant
l’émergence de la propriété privée ; avant l’émergence des nations (les
prolétaires n’ont pas de patrie), lorsque la consommation se réduisait aux
conditions de survie. Les avant-gardes étaient toutefois plus proches de
l’anarchisme et préconisaient un État-zéro-minimum, un travail-zéro-minimum.
De telles
aspirations refirent surface dans les années 1960/70, mais paraissent
aujourd’hui complètement oubliées. Et pour cause : aujourd’hui, si nous
tournons le bouton de l’information, il ne nous reste plus rien. L’effacement
du contenu est notre auto-effacement. L’humanité actuelle est un gigantesque
réseau de circulation de l’information où les individus sont des nœuds et où le
mouvement des données équivaut à celui des objets ou de l’argent.
Nous sommes devenus
les esclaves d’un réseau mondial de transmission et notre rôle au sein de ce
système est de produire des contenus, volontairement si nous diffusions
l’information, involontairement lorsque nous sommes surveillés, scrutés,
analysés par des services de toutes sortes. Bien que nous soyons les producteurs
du contenu, c’est le réseau qui informe ce contenu et le système est organisé
hiérarchiquement par les grandes compagnies, par les appareils d’État, etc.
Nous avons abdiqué notre souveraineté et nous sommes condamnés à participer, à
servir le système universel globalisé, clôturé sur lui-même.
Pourtant, cette
représentation est trompeuse. Nous ne sommes pas directement branchés sur le
réseau, ce sont nos ordinateurs et nos portables qui le sont. C’est la même
illusion qui autrefois laissait croire que la technologie permettait de voyager
plus vite : si les trains et les avions se déplacent effectivement plus
vite, les passagers en revanche sont immobiles sur leurs sièges. Cela vaut
aussi pour la technologie de l’information : assis devant nos écrans, nous
observons des flux d’informations extérieurs comme un spectacle. Les
spectateurs tendent à s’identifier au spectacle, à se croire les acteurs et
négligent ce faisant le hardware, le versant matériel du réseau et qui le
fabrique. Les flux de données infinis et immatériels cachent la quantité finie
d’électricité produite par des centrales nucléaires et la facture qui arrive à
chaque fin de mois.
Le spectacle de
l’information est un théâtre d’ombres, de dissimulation et de désinformation.
Toute information apparaît désormais suspecte à mesure que l’Internet multiplie
les contenus d’allure absurde ou douteuse. Ce spectacle mondialisé rappelle un
peu un extrait du Premier manifeste surréaliste (1924) dans lequel André
Breton rapporte un dialogue entre un psychiatre et ses patients. « — Quel
âge avez-vous ? — Vous. — Comment vous appelez-vous ? — 55
maisons. » Pour Breton, nos échanges quotidiens dissimulent une absurdité
semblable, y compris et surtout dans la littérature. C’est la non-communication
qui fonde la communication comme sa vérité dissimulée. Le rôle de l’artiste est
de révéler cette non-communication, de la rendre manifeste, explicite, audible
et visible. L’artiste perd alors son nom, son âge, ses propriétés et devient,
dit Breton, la pensée la plus libre et la plus forte.
De fait, lorsque nous
sommes confrontés à une réponse apparemment absurde, nous nous demandons si
l’autre est fou, s’il nous avons bien compris, s’il n’y a pas quelque chose à
déchiffrer. En d’autres termes, notre attention se déplace de l’information
explicite à l’implicite, à ce que nous supposons. Lorsque l’information se
déroule habituellement, nous ne nous intéressons pas à ce que l’autre pense
vraiment ; nous ne voyons pas l’autre comme un être pensant, ou plus
exactement, comme un être qui se dissimule dans le langage. Ce type de
questionnement ne surgit que lorsque l’interlocuteur défonctionnalise le
langage, nous le rend incompréhensible et qu’il nous apparaît comme souverain.
C’est aussi
pourquoi notre culture porte la marque de l’enquête policière. C’est seulement
quand un individu commet un crime que nous nous intéressons à sa psychologie.
Bakhtine, dans son étude de Dostoïevski, montre que l’unité du langage est une
illusion ; chacun emploie des termes selon sa propre idéologie qui demeure
dissimulée et c’est pourquoi toute philosophie du consensus est vouée à
l’échec. La diversité des interprétations demeure, et mène à l’incompréhension,
voire à la violence.
La pensée profonde
derrière la communication ne peut jamais devenir parfaitement transparente et
unifiée. Parvenir à cette transparence par la critique ne sera jamais possible
non plus, puisque la critique est elle-même idéologique. Il en résulte un
cercle vicieux et le rôle de l’écrivain, ou de l’artiste en général, consiste
alors non pas à surmonter les conflits idéologiques, mais à les rendre sensibles
au lecteur, pour passer à une méta-communication, à une méta-écriture.
Aujourd’hui, les
regards se tournent vers l’Intelligence artificielle et pourtant, calculer
n’est pas penser. Penser est un crime car penser présuppose toujours le
mensonge, la stratégie, la visée. C’est seulement quand nous nous demandons si
l’autre ne ment pas que nous savons qu’il ne fait pas que « parler »,
mais aussi penser. Le calcul des ordinateurs est un processus transparent, dont
rien n’est caché, hormis les algorithmes des programmeurs. De ce point de vue,
2001, le film de Kubrick avait raison : HAL ne commence à « parler »
qu’à partir du moment où il commet des crimes pour sauvegarder sa propre
existence, de crainte d’être débranché et de mourir. Le nœud gordien entre
crime, pensée et crainte de la mort devient visible. Cependant, les ordinateurs
actuels et les cellulaires meurent aussi, sans pour autant chercher à préserver
leur souveraineté.
Être souverain
implique une capacité de défonctionnalisation de soi. Comment un ordinateur
pourrait-il se défonctionnaliser ? Il faudrait soit qu’il produise tout le
temps le même résultat : zéro, ou qu’il produise des résultats à chaque
fois différents pour un même traitement de l’information. Alors, on aurait
peut-être affaire à un méta-outil… aux résultats poétiques. Clairement, ce
n’est pas ce que nous exigeons des ordinateurs : nous escomptons seulement
une vitesse de traitement accrue, pour accomplir les mêmes tâches. Nos ordinateurs
portables ou mobiles sont promis à la casse, incessamment, au profit d’autres,
plus rapides. Cette destruction créatrice permanente exclut, semble-t-il toute
défonctionnalisation, et donc, toute possibilité artistique.
Pourrait-on
défonctionnaliser l’humanité ? C’est ce que souhaite le transhumanisme. Le
discours nietzschéen post-humaniste provient en grande partie de l’essai de
Francis Fukuyama : Notre futur posthumain (2002) ; son
précédent essai, La Fin de l’Histoire et le dernier homme (1992) est
souvent mal compris comme une célébration du triomphe de la démocratie
occidentale après la fin de la guerre froide. Fukuyama y déploie un mélange
d’hégélianisme et de nietzschéisme, à la suite de son mentor Alexandre Kojève
qui, lui-même, proclamait la fin de l’Histoire dès 1930.
À l’époque, Kojève
était convaincu que l’histoire culminait dans le communisme : les
démocraties occidentales marquaient un terminus et la fin du politique. L’être
humain était pacifié, ne souhaitait plus prendre le risque du sacrifice :
la préservation biologique de soi, de son propre corps, serait désormais le
seul but de l’existence. Kojève détestait cette perspective d’une société
« d’animaux humains. » On retrouve le même pressentiment chez Fukuyama
qui parle du « tymos » humain, de « l’ambition et le
désir d’être reconnu, admiré, d’être meilleur que la masse. » Fukuyama
croit qu’après l’Histoire, de telles pulsions auront disparu et que la
post-humanité représente l’issue : la transformation du corps par des
moyens techniques. Hélas, on peut craindre que ce programme ne mène à un
esclavagisme universel plutôt qu’à une souveraineté des individus.
En effet, tenter
une symbiose de l’homme et de la machine soumettrait le corps humain au
mouvement du progrès. À l’époque où la race dominait le champ des sciences, la
sélection naturelle était considérée comme une manière d’améliorer l’espèce
humaine, alors qu’aujourd’hui, cet espoir est réactivé par la technique, ce qui
pourrait mener à des inégalités non plus économiques, mais biologiques,
inscrites dans le corps humain. Certains acquerraient les moyens que d’autres
ne pourrait se permettre et nous verrions peut-être s’édifier un nouveau
féodalisme, une cyborg-culture, où le pouvoir se médiatiserait moins par
l’argent et les institutions que par les corps eux-mêmes, les greffes et les
armures qu’ils portent. La technologie entraînerait ces cyborgs dans une course
à la casse et la post-humanité se mettrait vite à ressembler à un cabinet
de curiosités toujours plus rempli.
On peut en dire
autant de l’intelligence artificielle. La vitesse de calcul n’a rien à voir
avec l’intelligence. On peut qualifier d’intelligente une personne qui évite
les risques non-nécessaires, ce qui implique une peur de la mort. La machine
n’éprouve aucune peur de la mort : elle se contente de calculer jusqu’à ce
qu’on la débranche ou qu’elle soit remplacée par une autre. Et surtout, elles
ne calculent que ce que nous estimons comme utile, même si nous nous trompons.
Il importe donc
moins de trouver la recette du changement que de décrire les conditions dans
lesquelles un changement radical est possible. Encore faut-il une méta-position :
être Dieu, l’âme du monde, ou la raison de l’Histoire qui nous donnerait une
extériorité globale, ce qui est à la fois difficile à imaginer, et peut-être
pas souhaitable. Après tout, nos désirs, nos aspirations et nos identités se
forment d’après la société et le présent dans lesquels nous vivons.
En tout cas, l’humanité
ne dispose d’aucune méta-position qu’elle pourrait trouver en elle-même, dans
sa conscience ou dans son inconscient. Cette méta-position existe pourtant,
mais en dehors d’elle. Dans Littérature et Révolution, Trotski écrit que
pour devenir révolutionnaire, il fallait rejoindre la tradition révolutionnaire.
La tradition philosophique et artistique est la tradition de la méta-position.
L’art du passé nous présente cette méta-position, parce qu’il est
défonctionnalisé par l’histoire.
L’avant-garde nous a
montré comment on peut produire une méta-position : il faut se penser, soi
et sa culture, comme posthume. L’artiste, comme le philosophe, est moins un
créateur qu’un médiateur entre l’art et le monde contemporain. Autrement dit,
les artistes sont des agents doubles : ils servent leur époque en
prolongeant la tradition artistique sous les conditions du présent, mais ils
servent aussi cette tradition en y intégrant des artefacts qui la transcendent
et qui restent lorsque cette même culture disparaît. Ce statut d’agent double
implique une stratégie de double trahison : trahison de la tradition, en
l’adaptant aux normes du présent ; trahison du présent, en acceptant sa
finitude, sa prochaine et inéluctable disparition.
Ce qui apparaît
alors est un écart entre, d’une part, la technologie moderne et le projet politique,
et d’autre part, le projet philosophique et artistique. Dans un de ses traités,
Malevitch écrit sur la différence entre artistes et ingénieurs ou médecins. Si
quelqu’un tombe malade, il appelle le médecin pour guérir. Si une machine tombe
en panne, un ingénieur la répare, mais pour ce qui est des artistes, ils ne
cherchent ni guérison, ni réparation. Ils ne s’intéressent qu’au morbide et au
dysfonctionnement.
Cela ne veut pas dire qu’il soit inutile de guérir ou de réparer, mais simplement que l’art poursuit un but différent de l’ingénierie sociale. Un malade ne travaille pas, une machine cassée ne travaille pas. Tous deux sont des échecs du point de vue de l’esclavagisme universel, mais, du point de vue artistique, tous deux sont un symptôme du rejet de ce même esclavagisme utilitaire, lorsque, comme disait justement Breton, la pensée est la plus libre et la plus forte.
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