Cône de ténèbres

 

Source : Aspects de l’alchimie traditionnelle, par René Alleau, préface par Eugène Canseliet, textes et symboles alchimiques, suivi de « La Pierre de touche d’Huginus A Barma (1657) », éditions de Minuit, relecture… longtemps après.

L’histoire de l’esprit humain, comme celle des sociétés, ne se déroule pas d’une façon linéaire. Elle nous montre au contraire des discontinuités, des alternances de régression et d’évolution, des crises et des états de déséquilibre qui peuvent ne pas être compensés, provoquant ainsi des effondrements considérables. Les recherches et les explications des causes des décadences commencent seulement après les cataclysmes. Il demeure que ces engloutissements témoignent de la fragilité des conquêtes de l’intelligence comme de la précarité des institutions.

Certes, ces mutations apparemment soudaines sont préparées d’une façon insensible par l’accumulation de contradictions et de points de rupture entre les structures anciennes et des besoins nouveaux d’adaptation. Elles provoquent néanmoins des transformations irréversibles ainsi qu’une dégradation d’énergies antérieurement efficaces. Sur le plan des collectivités, l’oubli joue un rôle aussi décisif que sur le plan de l’individualité. Entre la naissance du christianisme et le commencement du Moyen Âge s’étendent, par exemple, des siècles crépusculaires durant lesquels s’est écoulée pourtant plus de la moitié de l’histoire connue de l’Occident chrétien.

Sur ce cône de ténèbres qui se développe irrésistiblement dès que, partant de la pointe des certitudes actuelles, on s’efforce d’atteindre la base des vérités antiques, ni la science, ni la religion, ni la philosophie, ni l’art, ne semblent avoir suivi des spires multiples dont la plupart s’interrompent ou s’arrêtent, se rapprochent ou s’éloignent, se confondent, se séparent, comme si le génie humain, imitant la dialectique de la nature procédait par approximation, par tâtonnements, par essais réitérés, selon un jeu d’assimilation et d’élimination bien trop subtil pour que l’on soit en droit de le simplifier arbitrairement en le réduisant aux lois d’un mécanisme étranger à la complexité comme à la profondeur de la réalité vivante.

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