Source : Mystiques, spirituels, alchimistes du seizième siècle allemand, par Alexandre Koyré, éditions Gallimard, collection Idées.
Le raisonnement de Schwenkfeld est assez simple :
le Christ n’est pas une créature ; il n’a donc point et ne peut avoir de
chair matériel comparable à la nôtre ; il est immatériel et cependant, il
n’est certainement pas un pur esprit. Schwenkfeld en déduit que le Christ
possédait un corps lequel tout en étant réel (disons-le encore une fois, rien
ne lui est plus étranger que le docétisme) était formé d’une « chair
spirituelle », toute pénétrée et transfigurée par l’esprit.
Le passage de Jésus sur terre, sa naissance de la
Vierge ne lui avaient point donné de chair créaturelle, mais il ne pouvait
point ne pas avoir de corps du tout ; et si l’on y regarde bien, on verra
que pour Schwenkfeld, la « croissance » de Jésus, qui est réelle,
consiste en une transfiguration de plus en plus complète et parfaite de sa
chair, en une pénétration de plus en plus profonde de l’esprit pur dans la
matière « spirituelle », une évolution qui n’a pris fin qu’avec le
retour à la forme divine, à la transfiguration définitive de Jésus ressuscité.
Cette chair, céleste, désormais, le Christ la garde au
ciel ; elle est divine ; elle lui appartient en propre ; il est
impossible de ne pas se représenter le Christ comme un esprit parfaitement
corporel ; or, le Christ est Dieu. Il s’ensuit donc que, puisque pour le
Christ le fait de posséder un corps est essentiel, il n’y a pas de
contradiction ni d’incompatibilité entre corps et esprit, entre corporéité et
divinité, entre homme et Dieu.
Il s’ensuit même quelque chose de plus. En effet, la
nature humaine est essentielle à la personne du Christ. Il n’est point devenu
un homme, il est de toute éternité Homme Dieu. Or, le Christ, le Fils de Dieu,
est Dieu par son essence et un moment absolument nécessaire dans l’être
trinitaire de Dieu. Il s’ensuit donc d’une part que l’humanité, en tant que
telle, est un moment nécessaire de la divinité ; ce qui, d’autre part,
implique le caractère divin, en quelque sorte de l’humanité. Or, puisque l’incarnation
est, elle aussi, parfaitement nécessaire et non déterminée par la faute
contingente de l’homme, il est tout aussi nécessaire pour lui de se réaliser et
de s’incarner de toute éternité dans l’homme, qu’il est essentiel pour l’homme
d’avoir, en tant qu’essence, une nature participant à la divinité. L’infini et
le fini, l’homme et Dieu, s’impliquent naturellement, non dans le sens dans
lequel s’impliquent les caractères de créateur et d’être créé, mais bien tant
les essences, avant toute création.
L’esprit « s’incarne » nécessairement. Le
corps, la « chair » s’oppose à l’esprit non pas dans l’absolu, mais
relativement, étant dans cette opposition le support nécessaire pour la
réalisation de l’esprit, son habitacle et son expression. Une conséquence très
grave s’ensuit quant à l’eucharistie. Cette chair céleste que le Christ a
conservée dans le Ciel, c’est elle que nous mangeons dans l’eucharistie. Ce
n’est pas la chair dans le sens vulgaire du mot, ce n’est même pas la chair
spirituelle de Jésus sur terre ; C’est la chair divine, mais c’est encore
de la chair, dont nous participons, que nous mangeons par la foi.
La « chair céleste » n’est point incluse dans
les espèces eucharistiques et ces dernières ne se transforment point dans le
corps céleste du Christ. Le croire serait encore une fois ne pas comprendre le
caractère de l’être créaturel. Ni le pain ne devient corps du Christ, ni
celui-ci ne se transforme en un morceau de pain. Le Christ est lui-même le
« pain et le pain de la vie. »
On peut se demander comment est-il possible que cette chair, qui n’est pas esprit, nous soit accessible. Schwenckfeld répond : c’est que l’homme lui-même est double ; l’homme extérieur, charnel, et l’homme intérieur, spirituel. C’set l’homme intérieur qui « mange » la chair spirituelle du Christ, parce qu’il est « spirituel » lui-même. Remarquons-le bien : l’homme intérieur, ce n’est pas l’âme ; ce n’est pas non plus un pur esprit immatériel. C’est un homme ayant un corps spirituel. Pour Schwenckfeld, comme pour Boëhme, un esprit pur sans corps est un non-sens. L’homme intérieur est un homme complet : et c’est cet homme-là qui est congénère du Christ, c’est lui qui devient divinisé et transfiguré.
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