Source : Décevoir est un plaisir par Laurent de Sutter, Prépositions 3, éditions Presses Universitaires de France, collection Perspectives critiques, fondées par Roland Jaccard.
Deleuze n’avait jamais caché son goût pour l’ascèse,
même là où celle-ci, en apparence, semblait la plus absente, par exemple, dans
le domaine de la boisson, ou bien dans celui, plus radical encore, des
pratiques sexuelles masochistes. Boire de manière continue ou passer un contrat
avec une maîtresse cruelle pouvaient passer, à ses yeux, pour des exercices
ascétiques parmi d’autres, pourvu que, au lieu de conduire à des attentes, ils
permettent l’assomption de ce qu’il y a.
Le nom que Deleuze nommait à cette assomption était
celui de pragmatisme, un nom qui, dans sa bouche, signifiait que l’attention
pour ce qui est n’aurait d’intérêt que pour autant que ce qui est puisse
produire une différence qui n’existerait pas sinon. Comme les stoïciens,
Deleuze, en tant que philosophe pragmatiste, était attentif au faire
qu’implique toute différence, et à la manière dont ce faire, au lieu de
s’inscrire dans un fil du temps qui le céderait tout entier au passé, ou au
futur, anime ce qui est au moment où il est.
L’ascèse, en d’autres termes, était, pour Deleuze,
l’autre visage de l’art des conséquences à l’intérieur de laquelle chaque
pratique (fût-elle, comme celle de l’ivrogne, ou du masochiste la plus extrême)
cherche à se déployer en tant que pratique. Sur ce point, il rejoignait le
stoïcisme de façon entière : ce qui déborde le moment du faire est ce que
ce faire rend possible, pourvu que le possible en question soit activité,
plutôt que rêvé, travaillé plutôt qu’attendu, construit plutôt qu’imploré.
« Ce qui dépend de nous » se limite à
l’ensemble des conséquences que nous pouvons tirer, c’est-à-dire fabriquer, à
partir de ce qui nous est donné, n’est que que cette possibilité de fabriquer
des conséquences. Rêver de lendemains qui chantent, de gagner à la loterie, de
rencontrer la personne idéale, de décrocher le boulot qu’on croit mériter, tout
ça n’est qu’attentes vouées à être déçues parce qu’attentes sans conséquences,
nulles, vaines, non avenues.
Si Deleuze se sentait proche du stoïcisme, c’était donc dans la mesure où les attentes n’avaient aucune place dans sa pensée ; la seule chose qui y recevait une place était l’extension infiniment possible de ce qui se trouve là, devant nous, au moment où cela s’y trouve. « Faites, n’attendez jamais » Telle pourrait être la traduction, sous forme de maxime, de la manière dont Deleuze pensait l’ascèse : non comme une sorte de gymnastique du soi, mais comme le style de son débordement dans ce qui, d’importer, porte à conséquence.
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