Passage à vide

 

« J’ai peur que cette ‘redynamisation’ ne fasse fuir mes clients fidèles. Ici, il fait calme et c’est selon moi tout le charme du lieu, qui est un peu hors du temps, du brouhaha du centre-ville », déclare Fanny Génicot, la gérante de la librairie éponyme, un des rares endroits de Bruxelles où j’avais l’habitude de passer, autrefois.

Le journal nous apprend qu’un promoteur immobilier veut transformer la Galerie Bortier : « Ce ne sera pas un food market (sic) on ne va pas vendre des kebabs et des frites. On va juste réintroduire des métiers de bouche, pour un retour aux sources de ce qu’était la galerie. »

Le recours à la prétérition a toujours quelque chose d'inquiétant, surtout quand le bourgmestre renchérit sur la sauce : « On a essayé de travailler depuis de nombreuses années sur le développement du livre ancien mais c’est un secteur en crise. Alors, on essaie aujourd’hui de favoriser des commerces qui peuvent développer l’attractivité. »

Sic transit gloria mundi. Un jour, je ne retournerai pas à Bruxelles et je ne gravirai pas l’escalier qui menait à l’échoppe, tout au bout de la galerie Bortier, où, malgré la haute verrière, régnait toujours le clair-obscur.

Un jour, je ne franchirai plus le seuil de la petite boutique où Bagatelles trônait en vitrine — dans les casiers et tourniquets à l’extérieur, un peu plus bas, j’avais retrouvé les invendus de mon premier éditeur, mais pas mon propre livre, encore bien.

Un jour, je ne descendrai plus le colimaçon qui menait dans une caverne d’Ali Baba où j’ai exhumé quelques-uns des livres les plus importants de ma vie — comme ce titre épuisé que m’avait recommandé un libraire et qui se trouvait exactement là où il me l’avait dit, sur l’étagère précise. L’hiver suivant, lorsque je voulus remercier ce même libraire — qui ne se préoccupait pas uniquement de vendre du papier —, il n’était plus là et son collègue me dit : « On nous confond souvent, mais ce n’est pas moi. »

Un jour, je n’échangerai plus avec le vieux Génicot, qui ressemblait à un poète français, et qui m’avait dit, énigmatique : « j’ai bien connu quelqu’un qui portait votre nom » — quand je lui avais cité Robert Poulet, « il était liégeois », sa fille, pétillante d’ironie, m’avait jeté un sourire derrière ses lunettes — « personne n’est parfait. »

En ce temps-là, ma mère attendait dehors — elle devait s’ennuyer, je suppose —, et nous revenions ensuite vers la gare centrale, mon sac beaucoup plus lourd qu’à l’arrivée. À la buvette, où on servait un mauvais café, j’examinais le butin dans lequel les libraires avaient glissé leurs marque-pages — tous ces livres, c’était déjà le bout du monde, le seul qui nous restait, le seul où j’aurais voulu aller, parce qu’il n’existait pas.

Ensuite, nous quittions cette horrible ville et, après une secousse de train fantôme, nous traversions les ruines multiculturelles de Schaarbeek, qui se dressaient comme un mauvais présage. Enfin, épuisés par notre errance, nous revenions à la nuit tombée, dans notre ville, tout aussi horrible, mais sans prestige, où mon père nous attendait en ronchonnant, près des taxis.

À la  maison, je glissais notre ticket de train dans un des livres de la galerie Bortier, celui que je lirais en dernier, le plus tard possible ; à chaque fois, au verso du ticket, j’ajoutais une formule, pour me rassurer, pour me donner l’illusion d’un avenir. En général, le titre d’un autre livre : « Que tout aille bien » / « L’Hiver aller-retour » / « En attendant l’année dernière. » À chaque vacance, la magie opérait : en juin et en novembre,  ma mère et moi, nous retournions chez les Génicot, père et fille.

Aujourd’hui, j’essaie de me souvenir de notre dernière visite, de notre dernier échange, le père Génicot et moi. Le monde était-il déjà si vieux ? Les livres n’intéressaient-ils déjà plus personne ? Les bibliothèques étaient-elles déjà aussi méprisables ? Au moins, les bouquinistes, eux, ne vous font pas la morale et savent véritablement quelque chose.

Les Chiroux… La Dérive… Le Pontuseau... La bouquinerie des Carmes... À présent, la Galerie Bortier… Tout ce qui se consume s’éteint. C’était hier, il y a des siècles, dans une autre vie, alors que je n'aurais jamais pu imaginer à quoi celle-ci ressemblerait. Alexandrie ne brille plus, les livres n’ont plus rien à nous dire. La grande force active dans l’Histoire, c’est l’oubli, le sommet de l'abîme, disait Blanchot, mais si tout cela s’efface, petit à petit, sans retour, peu importe que cela ne soit plus, l’essentiel est que cela aura été, au moins pour un été, au moins pour un hiver, malgré cette immonde Belgique qui nous engloutira tous.

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