Héka

 

Pris sur Academia.edu. Prendre la forme des dieux : interprétation théurgique de la réintégration hermétique par Gregory Shaw, in. Aries, Journal for the Study of Western Esoterism, numéro 15 (2015), 136-169, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.

« Être immortel est banal, hormis pour l’homme : toutes les créatures sont immortelles, car elles ignorent la mort ; ce qui est proprement divin, redoutable, incompréhensible, c’est de se savoir immortel. »

Jorge Luis Borges : Labyrinthes

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« La voie hermétique est la voie de l’immortalité. »

Garth Fowden : Hermès l’Égyptien

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Jamblique, philosophe et théurgiste néoplatonicien du quatrième siècle, entame Les Mystères d’Égypte sous l’égide d’Hermès Trismégiste : « Depuis l’Antiquité, le Dieu Hermès, prince de l’éloquence, est considéré comme celui qui préside à la prêtrise, au savoir authentique : Dieu est un et identique en tout lieu. En effet, c’est à Hermès que nos ancêtres consacrèrent les fruits de leur sagesse en lui attribuant leurs propres écrits. »

Jamblique écrit sous le pseudonyme d’Abamon, un prêtre égyptien qui répond aux questions de Porphyre que ce dernier pose à un de ses étudiants, Anebo l’Égyptien. Jamblique entre ainsi dans la fiction sous un masque pour répondre à une longue critique de la théurgie. Cet échange entre Porphyre et Jamblique est le crescendo d’une longue tension entre les deux philosophes. Porphyre entame l’échange par des questions affûtées et Jamblique répond en détail, avec toute l’éloquence et la subtilité antique : défense et illustration du rite.

L’école platonicienne d’Apamea à laquelle Jamblique appartenait encourageait la théurgie pour parvenir à l’union avec les dieux, un changement de méthode inauguré par Porphyre et Plotin pour qui le philosophe était à la fois le vrai prophète, « prophêtès » et prêtre, « hiérus », des dieux.

La réponse de Jamblique à Porphyre eut un tel succès que les guides ultérieurs, Syrianos, Proclus, Damascios, se réclamèrent du mystagogue. Tant et si bien que le platonisme devint hiératique et Platon lui-même, selon les termes de Proclus, fut considéré comme « un hiérophante des grands mystères. »

Nous ignorons exactement à quels textes Jamblique eut accès : sans doute moins que les 20.000 ou 36.525 qu’il prétend. La voie hermétique, est la voie de l’immortalité, tout comme la théurgie qui s’en réclame.

Et pourtant, Hermès enseigne qu’on ne peut apprendre à renaître sous forme divine et Jamblique assure de son côté que la théurgie ne peut même être pensée. « L’approche et le contact du divin n’est pas un savoir » La véritable connaissance des dieux ne peut s’atteindre par la dialectique sinon « n’importe quel théoricien pourrait parvenir à l’union avec les dieux, ce qui est tout bonnement impossible. » La flèche contre le « philosophe » Porphyre est évidente.

Qu’en est-il d’une mystagogie qui ne peut être enseignée ni pensée ? Tel est le cœur du problème lorsqu’on s’attache à comprendre des disciplines ésotériques dont les praticiens eux-mêmes nous disent qu’elles sont ineffables. Pour ce faire, il nous faut étudier les termes « ésotériques » et « gnôsis » tels que Jamblique les employait et ensuite les appliquer au corpus hermétique.

Théurgie, apprentissage, défi du voile.

Nous devons en grande partie à Jamblique l’introduction du vocabulaire mystagogique. Dans ses écrits pythagoriciens, il distingue entre l’enseignement exotérique et les doctrines ésotériques pour les initiés aux mystères. « Les pythagoriciens, dit-il, établissent des différences entre les étudiants : les néophytes reçoivent l’éxôtérica, et les plus avancés, l’esôéerica. » Les disciples qui avaient seulement entendu le maître étaient « akousmatikoï » et ceux qui l’avaient à la fois vu et entendu les démonstrations mathématiques étaient « mathematikoï. » La formulation de Jamblique les désigne sans ambiguïté comme ceux qui sont « sous le voile », « eisô sindonos » et ceux qui sont « hors du voile », « exô sindonos. »

Le terme ésotérique désigne donc ceux qui ont accès aux enseignements privés. Lorsque Jamblique décrit l’askêsis de Pythagore, il écrit clairement : « Pour pratiquer les mathématiques comme Pythagore, il faut suivre fidèlement sa méthode inspirée, anagogique, cathartique et initiatique. » Le pythagorisme était un processus qui menait à un degré de conscience supérieur. D’après Dominic O’Meara (2003), « la métaphysique transcendante des néoplatoniciens et des pythagoriciens est l’antithèse d’un pur physicalisme. »

Pour nous autres hypermodernes, il n’existe pas d’état de conscience supérieure et nous n’y voyons plus qu’une astuce rhétorique pour désigner des niveaux sociologiques différents, ou des niveaux de complexité du discours. Cela revient à projeter sa propre vision du monde sur les textes de l’Antiquité. Jamblique précise bien : « tout le système mystagogique pythagoricien était tissé de symboles, mais les oracles de la Pythie sont ardus à déchiffrer et à suivre pour ceux qui les consultent superficiellement. »

Comme le souligne Sara Rappe (2000), Jamblique réagit contre les habitudes discursives de ses contemporains et insiste sur « l’invocation des symboles plus que sur des signifiés. » La critique de Jamblique de la discursivité, de la superficialité des philosophes grecs vaut encore pour les érudits actuels qui réduisent l’hermétisme et le néoplatonisme à de simples artifices de distinction sociologiques.

« Les Grecs sont par nature des imitateurs : ils suivent les dernières modes et tournent à tous vents, privés de la moindre stabilité. Tout ce qu’ils reçoivent d’autres traditions, ils échouent à le préserver, ils le rejettent presque de suite ou le transforment complètement par leur versatilité et leur goût de la nouveauté. »

Dernièrement, Wouter J. Hanegraaff (2008) s’intéressait à la « gnôsis » dans le corpus hermétique : « Souvent, l’approche réductionniste finit par corriger les sources et à les relire dans le sens de notre époque. L’approche actuelle de l’hermétisme devrait plutôt tendre vers un descriptivisme : répéter le contenu des textes en éclairant leur contexte philologique et culturel, mais s’abstenir d’entrer dans leur profondeur noétique et sotériologique qui témoigne en tout cas d’une expérience qui ne se prête pas à la verbalisation. »

En effet, la méthode n’est pas sans risque : postuler l’existence d’un noyau de connaissance objective dans la mystagogie implique, paradoxalement, une étude exhaustive de tout ce qui ne ressort pas à cette mystagogie, mais à ses contours. C’est un problème central à toute histoire des religions, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un enseignement ésotérique. Cette tension entre discursif et non-discursif existait déjà à l’époque de Jamblique et de Porphyre. Ainsi, Jamblique déclare à son correspondant que le savoir discursif est double, mais qu’originellement, l’âme détient la gnose innée des dieux.

« Une gnose divine innée, emphutos gnôsis, appartient à notre nature même ; elle est supérieure à tout jugement ou choix, raisonnement ou preuve. Cette gnose appartient à la cause première, elle est tramée dans l’aspiration essentielle de l’âme pour le Bien. L’approche du divin, le contact avec le divin, n’est pas un savoir, gnôsis, car le savoir est distinct de son objet par quelque degré d’altérité. Antérieurement à tout savoir qui connaît son objet, en tant qu’autre, nous parvenons à un lien spontané, unitaire, avec les dieux. »

Le terme « gnôsis » doit être mis en contexte. Le savoir ordinaire, « gnôsis », est partagé entre un sujet et un objet, et se traduit par le discours, mais il est un autre type de « savoir » non discursif, non partagé, unifié, qui est « notre aspiration essentielle pour le Bien. » Gnôsis est souvent employé de manière indistincte pour désigner un état transrationnel mais la prudence s’impose pour entendre les nuances. La gnôsis à laquelle font référence les herméneutes et les néoplatoniciens renvoie à un deçà du savoir, un état qui ne peut plus être appréhendé rationnellement, mais accompli par une transmission symbolique.

D’après Jamblique, les Pythagoriciens ne concevaient pas leur enseignement ésotérique en termes de degrés de complexité du discours, pas plus qu’ils ne s’intéressaient « à la subtilité ou à l’acuité des démonstrations », mais à ce qui ouvrait leurs étudiants à la réalité. Comment cette ouverture se produit-elle, Jamblique en fournit quelques indications assez laconiques.

Lorsque Porphyre lui demande une « explication précise », « diarthôthein », afin de prédire l’avenir, Jamblique le sermonne : la divination n’est pas un phénomène naturel, ni une technique instrumentale.

« D’après le ton de votre question, vous croyez à une sorte de prescience, de connaissance de ce qui peut arriver, parmi les choses de la nature, mais il ne s’agit pas de ce qui peut venir à l’existence, ni d’un changement naturel, ni d’un artefact inventé pour servir à la vie quotidienne, pas plus qu’il ne s’agit d’une réalisation humaine. »

Porphyre se trompe moins sur ce qui est en jeu que sur la manière même d’y penser, ce qui l’empêche de concevoir le phénomène. Plotinus décrit la pensée discursive comme une espèce d’enchantement qui infléchit le cours de nos pensées et Jamblique dit à Porphyre qu’il lui faut d’abord un talisman, « alexipharmakon », pour le protéger de son habitude à penser la théurgie en termes représentatifs ou discursifs et cela vaut aussi pour nous qui tentons de le comprendre. Les platoniciens tardifs emploieront le langage comme un glyphe, pour éviter de parvenir à des conclusions rationnelles, mais à une conscience proche de celle que Jamblique cherche à atteindre par la théurgie.

D’après le platonisme non-dualiste de Jamblique, le cosmos ne s’oppose pas au divin, mais il en représente plutôt la manifestation vivante. Ce monde naturel, conçu comme une théophanie, nous donne une voie d’accès par son rythme, par ses pulsations ; l’opacité de la vie terrestre incarnée doit atteindre à la transparence ; les obstacles sur la voie deviendront alors des icones démiurgiques, la transfiguration des symboles en dieux.

Cette réintégration ou renaissance hermétique n’est pas une fuite hors du monde matériel, comme c’est le cas dans la métaphysique dualiste : l’immortalisation de l’âme se réalise lorsque le néophyte s’éprouve en tant que celui ou celle qui donne naissance au cosmos.

Tout le défi interprétatif, mis en évidence par Hanegraaff, est d’accepter de courir le risque de « renoncer à savoir » : de pratiquer une sorte « d’attention flottante », ou de réceptivité phénoménologique, une pure attention, « prosochê » comme le dit Damascius, envers un discours dont une part nous échappe.

Cette « attention flottante » pourrait, je le pense, réveiller notre propre « gnôsis », cette conscience non-discursive, tranquillement présente dans nos habitudes discursives et à partir de là, retrouver leur racines noétiques. D’après moi, il s’agirait précisément de la fonction ésotérique, ce qui s’avère cohérent avec les principes sotériologiques et métaphysiques néoplatoniciens.

La présence d’une noêsis non-discursive hante le discours : selon la formule de Plotin, « la sève vitale d’une plante est présente dans toutes ses branches même si elle reste fermement établie dans le sol » Le non-séparé est dans le séparé ; l’Un dans le Pluriel ; le noétique dans le discursif et l’enseignement ésotérique vise le dedans à travers le dehors, mais sans pour autant recourir à une extériorité distincte, mais à l’intériorité même des choses, dans tout ce qui est présent dans le temps et l’espace de ce monde-ci.

Cette dimension noétique est cachée en plein jour et se manifeste à ceux qui savent la voir. La mystagogie platonicienne est non-dualiste : il n’y a pas d’autre monde, pas de « royaume des formes », et l’enseignement ésotérique permet à l’épopte de connaître cette noêsis non-objectivable, inséparable de l’activité démiurgique qui autorise l’existence : la sève vitale qui demeure cachée dans l’arbre.

Les historiens et les spécialistes parlent de « leur » interprétation de Jamblique, de Proclus ou de Plotin, mais, à moins d’en avoir soi-même fait l’expérience, comment pourrions-nous réellement saisir leurs véritables intentions.

Bien sûr, la plupart des historiens préfèrent évoquer n’importe quoi à l’exception de la mystagogie : la philologie, la transmission des manuscrits, le contexte historique, politique et économique. Le sol est plus assuré, l’existentiel n’intervient pas, et seuls les faits objectifs importent.

Sans doute, mais au bout du compte, de quoi parle-t-on exactement ? Jamblique et les autres s’illusionnaient-ils simplement ? Ne produisaient-ils que du non-sens ? La seule manière de trancher est de tenter de reproduire leur expérience de pensée, une participation qui requiert préalablement de rétablir la hiérarchie des connaissances que les hermétistes suivaient eux-mêmes.

Jusqu’à une période récente, la théurgie platonicienne et l’hermétisme ont été victimes d’un préjugé historiographique comme quoi ils manquaient de la rationalité que nous célébrons dans l’antiquité grecque classique. Des historiens comme A.-J Festugière ou E.R. Dodds ont professé que les Hermetica ou les Mystères de Jamblique n’avaient pas le même niveau que la philosophie hellénistique ; ils ont rejeté le noyau théurgique et mystagogique sous la rubrique superstition, primitivisme, enfantillage, déclin de l’esprit grec de la haute antiquité.

Au contraire, des chercheurs comme J.-P. Mahé, J.G. Griffiths et Garth Fowden se sont basés sur les codex hermétiques de la bibliothèque de Nag Hammadi pour réfuter l’argument de Festugière comme quoi il n’existait pas de communauté hermétique, comme quoi ces textes n’avaient aucun ancrage dans la littérature liturgique égyptienne et comme quoi l’hermétisme n’aurait été qu’un épiphénomène grec. 

Depuis, il paraît difficile de soutenir une absence de lien entre l’Hermétisme et la philosophie gréco-égyptienne. En fait, Jamblique avait plutôt raison quand il écrivait : « Ces documents sont attribués à Hermès et renferment sa doctrine, bien qu’ils emploient souvent une terminologie philosophique ; ils ont été traduit de l’égyptien par des scribes qui n’étaient pas familiarisés avec la philosophie [grecque] »

David Frankfurter soutient quant à lui que les Hermetica furent sans doute l’œuvre de scribes qui traduisirent leurs pratiques dans le langage dominant, en recourant à la terminologie hellénistique — on retrouve le point de vue de Jamblique : le substrat liturgique égyptien est bel et bien présent. Dans Religio duplex, l’historien Jan Assman, écrit : « les mystères égyptiens représentaient une tentative de compensation au déclin de l’État pharaonique. »

Par ailleurs, on peut se dire que si Jamblique et Proclus se tournèrent vers l’Égypte et la Chaldée, c’était parce qu’ils pensaient que ces traditions recouraient à un mode d’expression supérieur au raisonnement syllogistique.

Ce dernier mode de pensée ne leur permettait pas de comprendre la divinité et ils recherchaient une « gnôsis innée » : de ce point de vue, le terme Poïmandrès signifierait plutôt « esprit de Râ » que « pasteur de l’homme », manière de dire que les Grecs avaient perdu contact avec le savoir préservé dans les manuscrits hermétiques égyptiens.

L’idéalisation de l’Égypte et de la Chaldée par Jamblique témoigne de l’orientalisme prégnant parmi les platoniciens de la fin de l’Antiquité, et chez Platon lui-même, en fait. Les historiens des religions admettent l’existence d’un fonds « égyptien » chez Jamblique, même si son Égypte tient largement de la reconstruction ou de la fantaisie.

Ce serait donc une erreur de considérer cette mystagogie égyptienne comme une « manie orientale » comme si Jamblique ne connaissait pas la différence entre les faits et l’imaginaire, comme s’il ne se rendait pas compte qu’il faisait semblant d’être un prêtre égyptien. De tels voilements symboliques sont présents dans tous les écrits religieux parce c’est précisément à travers ces représentations que leur mystagogie se transmet.

L’historiographie, lorsqu’elle se tourne vers les sagesses ou la révélation, ne peut revenir que les mains vides : les faits, à l’aulne de la mystagogie, ne sont que des voiles, des apparences, ou plus brutalement encore, des mensonges qui dissimulent et révèlent simultanément les secrets. La transmission d’imaginaux symboliques qui voilent et dévoilent tout ensemble, constitue l’essence même du discours ésotérique ; dès lors, pourquoi les historiens se limiteraient-ils à une compréhension littérale de tels discours ?

La théurgie de Jamblique a connu une réhabilitation assez comparable à celle du corpus hermétique. Jean Trouillard (1972) a démontré que, loin d’une carence rationnelle, la théurgie néo-platonicienne poursuivait une ligne plotinienne jusqu’aux racines de la pensée. La théurgie réactualise par le rite l’entrée aux mystères, ce que la pensée discursive, forcément divisée, ne peut autoriser.

L’historiographie récente, conformément à cette approche, a prouvé que Jamblique a été sous-estimé : il serait un philosophe de premier plan qui aurait unifié l’enseignement de Platon et d’Aristote dans un cadre pythagoricien, une synthèse qui renoue avec des traditions égyptiennes de la plus haute antiquité [à ce sujet, on se reportera à l’œuvre d’Algis Uzdavinys, ce météoritique philosophe lithuanien, décédé en 2010]

Damascios considérait Jamblique comme « le meilleur interprète des vérités divines » tout comme pour les théurgistes platoniciens, Platon était un « guide et un hiérophante des hauts mystères. » Mais à quelles fins ? De nombreux historiens se débattent avec cette question.

L’erreur fondamentale est d’interpréter le platonisme comme un dualisme ; les platoniciens auraient cherché à échapper au monde matériel dans un monde noétique de formes intemporelles et intangibles. Trouillard y voit à la fois une lecture littérale et un contresens : c’est d’ailleurs ce même dualisme que critique Jamblique chez Porphyre qui disait que les dieux étant immatériels, ils ne pouvaient intervenir dans la matérialité des rites.

D’après Jamblique, cette tournure d’esprit détruit notre intimité avec le divin : « Cette doctrine sème la ruine de tout sacré, de toute communion théurgique entre les dieux et les mortels, car elle situe la présence des êtres supérieurs en dehors de la terre, ce qui équivaut à dire que le divin est distinct de la terre, ne peut se mélanger aux hommes, que notre monde sublunaire est désertique, privé de dieux. »

Pythagoricien et non-dualiste, Jamblique croyait que les dieux, comme les arithmoï, étaient présents partout. La nature était la manifestation du surnaturel, « hyperphuês », et le cosmos la révélation des nombres et des dieux.

Le monde théurgique était celui de la théophanie, la respiration visible, « l’agalma » ou sanctuaire, du Démiurge et les théurgistes étaient les résidents de cette respiration ; l’accomplissement des rites les alignait sur la révélation permanente. En somme, le but de la théurgie était tout simplement la réunion du théurge à l’énergeia, l’activité du démiurge ; dans son sens le plus profond, cette activité était elle-même une démiurgie.

Dualisme et non-dualisme hermétique

L’orientaliste Jean-Pierre Mahé distingue l’Hermetica en deux tendances cosmiques : optimiste ou pessimiste. Brian Copenhaver opère la même distinction entre monisme ou dualisme. Certains traités hermétiques professent un acosmisme et un dualisme qui vise à s’échapper de la prison du monde, alors que d’autres recherchent l’immortalité par la transformation, par l’homogénéisation de l’homme au cosmos.

Appliquées au corpus hermétique, ces distinctions doivent néanmoins se nuancer : parfois, elles ne s’opposent pas mais interviennent à des degrés différents d’éveil.

Selon Fowden, les premiers niveaux de la païeda hermétique, de l’initiation, de l’apprentissage, entraînent le néophyte à comprendre son propre corps, puis le monde, voire sa sexualité comme expressions du divin. Dans les degrés les plus élevés, comme le Corpus Hermeticum 13 ou le Traité Nag Hamadi VI, 6, l’initié quitte peu à peu son corps matériel. Il s’agirait là d’une perspective moniste qui affirme le monisme du divin, le divin en ce monde ; ailleurs, dans d’autres textes, le dualisme apparaît plus nettement par l’accès à une gnose.

 « Les historiens rencontrent beaucoup de difficultés à réduire le Corpus à des schémas binaires moniste / dualiste, optimiste / pessimiste, mais Fowden a le mérite de présenter des variations plutôt que des contradictions. En fait, le traitement positif ou négatif du cosmos varie selon les états initiatiques qui reflètent eux-mêmes différents états de l’être et du corps ; lorsque le cosmos apparaît bon et compréhensible, cela témoigne de l’accomplissement de l’initiation et le traité insistera alors sur les besoins du corps pour y parvenir ; inversement, le cosmos décrit comme mauvais et incohérent annonce un état ultérieur du voyage de l’âme, lorsque le paroxysme de la gnose s’annonce, et avec lui, la libération du corps. » (Brian Copenhaver, Hermetica XXXIX)

Personnellement, je suis d’accord avec Fowden sur ce séquençage mais moins avec son accent sur l’étape dualiste. Fowden souligne à quel point les principes de la théurgie de Jamblique sont intrinsèques à l’Hermétique, mais une relecture théurgique de la résurrection pourrait démontrer que l’étape finale du progrès spirituel ne prolonge pas ce dualisme.

D’un point de vue théurgique, le dualisme et l’acosmisme marquent une étape préliminaire de l’expérience initiatique suivie d’une saisie moniste et non-dualiste du cosmos tout entier, laquelle représente le paroxysme de la réintégration et de l’immortalisation. Le retournement de séquence implique aussi un retournement d’orientation : lorsque la perspective particulière et individuelle de l’initié est remplacée par l’universalisme d’un dieu.

Ce serait là le but de la théurgie et de l’hermétisme. Que le dualisme signale l’étape finale de l’illumination ou que la gnôsis hermétique soit acosmique me paraît au contraire un contresens, même la négation du propos hermétique. Cependant, le pessimisme physique et cosmique apparaît clairement dans le Corpus Hermeticum 13 ; voyons quels sont les extraits qui soutiennent l’interprétation dualiste.

Dans Corp. Herm. 13.1, Thot rappelle à Hermès ce qu’il lui a dit lorsqu’il l’a questionné sur le mystère de la résurrection : « Quand tu seras prêt à devenir étranger au monde, je te le dirai. » Après un échange où Hermès déclare que l’expérience ne peut être prononcée dans des termes humains, il proclame sa divinité :

« Je n’ai rien à dire hormis ceci : en moi réside une vision sans forme qui vient de la miséricorde divine ; je suis sorti de moi-même dans un corps immortel et à présent, je ne suis plus celui que j’étais. Je suis né dans l’esprit (Noûs) Cela ne peut s’apprendre, ni se voir physiquement. À présent, tu me vois avec tes yeux, mon enfant, mais voir avec le corps ne te permet pas de voir ce que je suis. De tels yeux ne te le permettent pas, mon enfant. »

Le corps immortel d’Hermès n’est plus un corps physique, même s’il s’exprime à travers lui. Ensuite, Hermès dit à Tat : « la naissance de dieu commencera lorsque tes sens t’abandonneront, il faut d’abord te purifier des douze vices qui vont de l’ignorance à la méchanceté et qui sont la prison du corps ou ta personne intérieure sera tourmentée par les sens. » Cette prison des douze tourments, les douze signes du zodiaque, libère la divinité intérieure et lui permet de renaître dans un corps immortel.

De tels extraits donnent raison à Fowden : la réintégration ou renaissance hermétique constitue bel et bien une évasion du corps et du cosmos. Pour étayer cette interprétation, il compare l’Hermetica et son culte des dieux terrestres aux « sacrifices matériels » cités par Jamblique, tout comme il compare ensuite les « sacrifices immatériels » de Jamblique à la divinité au-delà du cosmos de l’hermétisme.

Cette distinction entre matériel et immatériel est progressive, plus qu’absolue ; et pourtant, par définition, le principe matériel est, selon Fowden, toujours inférieur, comme si ce dernier était la négation de l’autre. Or, c’est précisément le type de raisonnement que Jamblique dit inapplicable à la théurgie.

Il serait trop facile de l’interpréter comme une symétrie absolue, matériel/immatériel, multiplicité/unité, entre des catégories conceptuellement équivalente. Il serait impossible de passer d’un ordre à l’autre s’ils étaient aussi radicalement séparés : les dieux ne sont pas séparés de la matière.

Jamblique nous l’affirme : ils sont toujours déjà présents, à commencer sous la forme des nombres et de leurs composés. Les dieux sont des touts et en tant que tels ils ne peuvent se distinguer des parties, qui leur sont toutes subsumées.

Bien que les êtres divins se distinguent conceptuellement de leurs créations, en réalité, ils ne peuvent s’en séparer, autrement, leurs créations n’existeraient pas, ou, comme le dit Jamblique : «  Il est vrai des êtres supérieurs du cosmos qu’ils ne sont formés de rien et qu’ils contiennent pourtant tout en eux-mêmes et que toute chose terrestre possède leur existence en vertu du plérôme des dieux. »

Opposer la divinité immatérielle au domaine matériel inférieur empêche de concevoir leur continuité profonde. Métaphysiquement, cette continuité s’enracine dans le mystère de l’Un et du Nombre, et de la reconnaissance platonicienne que l’Un n’existe qu’en vertu du Nombre.

Paradoxalement, l’Un est simultanément voilé et dévoilé par le Nombre et c’est par là qu’il vient à l’être. L’Un du Parménide platonicien n’est qu’en vertu de ce qui n’est pas et ce principe de réversion est essentiel à la métaphysique pythagoricienne et se reflète à chaque niveau du cosmos.

Cette métaphysique, partagée à la fois par les Herméneutes et par les théurgistes, n’affirme pas tant l’infériorité de la matière que sa médiation à travers les puissances de l’invisible qui se manifestent et se cachent simultanément.

Hermès, comme son parèdre égyptien Thot, est le « trickster » à propos duquel Lewis Hyde écrit qu’il est « tout ambiguïté, ambivalence, duplicité, dédoublement, contradiction. » Hermès révèle la volonté divine à l’homme, mais il est aussi celui qui ment : sa révélation est une illusion et sa transmission une inversion qui, simultanément, voile et dévoile l’Un.

Son discours, dit, Platon est double : vrai et faux ; la transmission ésotérique ne peut être enseignée discursivement, elle exige une herméneutique vivante, une rencontre entre Hermès et son fils Tat, où les choses ne sont pas ce qu’elles ont l’air d’être.

« Tu me poses une énigme, père ; tu me dis des choses impossibles, père ;  tu me rends fou ; tu me fais perdre la raison et à présent, je ne me vois plus moi-même. » À quoi, Hermès répond : « Mon enfant, je le voulais ainsi. »

D’après Peter Kingsley (1997), « le disciple tente désespérément de comprendre, de reprendre pied, de trouver une théorie, mais son intellect demeure frustré, décontenancé ; il ne s’éveille que pour être poussé au bord de l’extinction, jusqu’à ce que la compréhension surgisse d’un tout autre degré, qui est précisément ce que le disciple cherchait depuis le début. »

Notre interprétation se heurte à un problème similaire : comment trouver une cohérence, une théorie générale dans les traités hermétiques où les contradictions sont si nombreuses ?

« Hermès à Tat : Tu dois d’abord haïr ton corps avant de t’aimer, et lorsque tu te seras aimé, alors, tu posséderas l’esprit de Dieu. Mon enfant, il est impossible d’appartenir aux deux règnes, mortel et divin. Il n’y a que deux modes d’existence, corporelle ou incorporelle, qui correspondent chacun aux mortels et aux dieux et il nous faut choisir l’un ou l’autre, on ne peut les avoir tous les deux en même temps. »

Plus loin, Hermès dit à Asclèpios : « Dieu n’est pas privé de sentiment et de pensée comme le croient quelques-uns : c’est un blasphème de la superstition. Tout ce qui existe, ô Asclèpios, est en Dieu, produit par lui et dépendant de lui : ce qui agit par les corps, ce qui dynamise par l’essence animée, ce qui vivifie par l’esprit, ce qui sert de réceptacle aux créations mortes, tout cela est en Dieu… Il contient tout, mais véritablement, il est tout. Il ne tire rien du dehors, il fait tout sortir de lui. »

Et lorsque Tat demande « Dieu est donc dans la matière, mon père ? » Hermès répond « La matière, mon fils, est hors de Dieu, si tu veux lui attribuer un lieu spécial, mais la matière qui n’est pas mise en œuvre est-elle autre chose qu’une masse confuse ? Et si elle est mise en œuvre, n’est-ce pas par des énergies (energeias) et nous avons dit que les énergies sont des parties de Dieu. De qui les vivants reçoivent-ils la vie et les immortels l’immortalité ?

« Qui produit les transformations ? Que ce soit matière, corps, ou essence, sache que ce sont les énergies de Dieu et que ce sont là des énergies de Dieu, énergie matérielle dans la matière, énergie corporelle dans les corps, énergie essentielle dans l’essence. Tout ces ensemble est Dieu, et dans l’univers il n’est rien qui ne soit Dieu. Ainsi, il n’y a ni grandeur, ni lien, ni qualité, ni forme, ni temps au-delà de Dieu, car il est tout, il pénètre tout, il enveloppe tout. »

Mystère démiurgique : renaissance = accouchement.

Ces contradictions ont amené Fowden à une série d’interprétations psychologiques nuancées : il s’agit moins d’incohérences entre des auteurs différents, que différentes étapes d’une initiation qui va du monisme / acceptation du monde à un dualisme / négation du monde.

Plotin fut confronté à un dilemme analogue lorsqu’il chercha à rendre compte chez Platon de la matière et de son incarnation. Dans son traité De la descente de l’âme, Plotin affirme : « Platon ne parle pas toujours clairement, de sorte que son propos ne se laisse aisément saisir. »

D’après Dodds (1965) toute la difficulté pour les platoniciens fut de concilier la cosmologie du Timée, où matière et incarnation sont positives, avec la psychologie du Phédon et du Phèdre. Plotin n’y est pas parvenu, car il privilégiait le pessimisme du Phédon. C’est un tel contexte que Jamblique présente une conciliation opérative en évoquant, avec plus de clarté que Plotin, la possibilité d’une âme universelle, distincte de l’âme individuelle.

C’est seulement pour l’âme individuelle, la personne mortelle et incarnée, que la matière représente un obstacle et un empêchement. Cette résolution s’applique aux écrits hermétiques et  à ce sujet, Jamblique dit :

« La divergence d’opinion sur le sujet peut se résoudre aisément par la démonstration de la transcendance des tout par rapport aux parties, et par le rappel de la supériorité des dieux sur les hommes. Ainsi, le corps entier du cosmos est gouverné par l’âme du monde et les corps célestes sont gouvernés par les dieux du ciel, et il n’y a là nulle contagion passionnée dans leur réception de l’influx, pas plus qu’il n’y a empêchement à leur activité noétique ; en revanche, l’âme individuelle connaîtra ces empêchements avec le corps qu’elle habite. »

La distinction qu’opère Jamblique entre l’âme humaine, qu’il appelle « la divinité la plus inférieure » et les dieux célestes, est celle des deux véhicules. La métaphysique de l’inversion implique que les véhicules voilent et révèlent simultanément notre essence. En grande partie inspiré par l’imagerie pythagoricienne du Timée, Jamblique affirme l’unité de tous les êtres divins dans la Création du cosmos. Les âmes des dieux célestes sont « autoteleis » et leur véhicule « ochêmata » révèle leur puissance dans la ronde des étoiles.

Le Démiurge a doté chaque âme humaine d’un « ochema », produit par l’éther entier, « pantou tou aitheros » et doté d’une puissance propre. En termes géométriques, l’existence des dieux est circulaire et leur essence inséparable de leur activité, leur commencement est leur fin.

Dans l’âme humaine, ce cercle est brisé : nous avons chu dans la génération et l’existence rectiligne ; notre commencement n’est plus notre fin. Lorsque nous prenons corps, nous perdons notre véhicule sphérique originel et devenons captifs des oppositions : les divisions, impacts, chocs, réactions, croissance et mort, sont les conséquences inévitables de toute vie matérielle.

La divinisation par la théurgie et la réintégration ou renaissance hermétique permettent de retrouver le corps immortel et de participer à la démiurgie. La renaissance a lieu comme enfantement, non pas comme évasion du monde, mais comme sa recréation, ou sa régénération. Comprendre la réintégration hermétique comme échappée du monde matériel élude son aspect démiurgique : comment immortaliser l’âme.

D’après Jamblique, l’erreur est de comprendre la catharsis, le nettoyage de l’âme par les Petits Mystères, comme une fin en soi, alors qu’il s’agit plutôt d’un moyen de recevoir la vision transformatrice des Grands Mystères. Le but de la catharsis n’est pas d’échapper au corps, mais de surmonter les apories de l’incarnation et de permettre au divin de résider dans un corps.

Le nettoyage de l’âme de ses attachements physiques n’est qu’un préliminaire qui doit s’accompagner d’une démiurgie active, en accord avec les dieux, ou selon Jamblique « les buts les plus utiles de la catharsis sont le retrait des éléments étrangers, la restauration de l’essence individuelle, la perfection, la complétude, l’indépendance, la remontée vers la cause créative, la conjonction des parties avec le tout, et la contribution de la puissance, de la vie, de l’activité, depuis le tout jusqu’à ses éléments. »

Jamblique précise qu’il s’agit là de l’ancien savoir, qu’il oppose aux platoniciens, peut-être à Porphyre et Plotin, qui considèrent la catharsis comme un retrait du corps et une séparation du monde matériel. Ce sont là, dit-il, des moindres objectifs, « smirka telé », de la catharsis ; bien que Jamblique reconnaissance leur valeur, ils ne sont que des préparations pour un objectif plus général qui est la démiurgie partagée.

Donner la priorité aux objectifs secondaires mène au dualisme de Porphyre qui prétend échapper au monde matériel. Les théurgistes qui parviennent à la divinité ne s’échappent pas de leur corps ou de la nature mais saisissent les deux d’un point de vue divin. Les objectifs fondamentaux de la catharsis incluent l’action démiurgique et la création, la réunion des parties dans le tout, et la dissémination du pouvoir des dieux dans tous les recoins du cosmos.

L’injonction hermétique à écarter le corps et les sens paraît dualiste, mais chez Jamblique et dans le reste du corpus, il existe un dualisme providentiel dans la purification initiale de l’âme, mais ce dualisme corps/âme intervient dans un contexte qui n’a rien de dual.

Considérons par exemple l’hymne d’Hermès à la renaissance, qui culmine en Corp Herm 13. « Cela ne peut être enseigné, c’est un secret gardé dans le silence » Suit un chant, un hymne de gloire au soleil physique, l’œil lumineux du Nous. L’aspect théurgique de l’hermétisme apparaît clairement : ce n’est pas Hermès qui chante, mais les puissances divines qui chantent à travers lui.

« Ô Puissances qui résidez en moi, chantez l’Un du Tout. Chantons ensemble, puissances qui résidez en moi, chantons comme je le souhaite. Ô sainte Gnôsis, baigne-moi dans ta lumière, qu’à travers toi, je chante la lumière noétique, que je me réjouisse de la joie du Nous. Puissances, entonnez cet hymne avec moi. »

Après avoir reconnu les puissances qui libèrent l’âme de ses tourments, Hermès, devenu un avec la volonté du Démiurge, poursuit : « Les Puissances qui résident en moi louent ces choses ; elles chantent l’univers et le guident à l’existence ; elles accomplissent ta volonté, ton plan, tel qu’il procède de toi et qu’il revient à toi, sous sa forme parfaite universelle. »

Hermès chante cet hymne performatif pour manifester à Tat le paroxysme de la renaissance : le devenir un avec la volonté du Démiurge, la participation à la cosmogenèse et au chant de l’Univers vers l’être. Pour entrer dans cet état, il faut décentrer son orientation de la partie vers le tout, de la mortalité à l’immortalité. Toute reluctance physique ressentie par l’initié au cours des petits mystères a été surmontée par ce ressenti du tout et par la réintégration qui s’ensuit.

À partir de cette perspective noétique et divine, l’âme « contient l’autre et la multiplicité. » Le corps physique n’est plus une simple prison, mais le nœud à partir duquel la divinité est hermétiquement voilée et révélée. Voir le corps dans sa réalité matérielle, le concevoir comme un obstacle, cela implique l’appartenance de l’âme à une étape préliminaire de la catharsis. Le processus d’unification avec la cause première de la création accorde à l’âme une générosité démiurgique envers toute chose, y compris son propre corps.

D’après les théurgistes, ce changement d’orientation se caractérise par la redécouverte de notre « ochêma » sphérique et de son déplacement circulaire autour du Nous. « Je suis sorti de moi-même dans un corps immortel. » Il pénètre dans l’ochêma sphérique et coextensif au cosmos ; dans cet état, le corps mortel devient « agalma » vivant, comme le cosmos est un agalma, encerclé par le « Noûs » démiurgique.

« Je ne pense plus avec la vue de mes yeux mais à travers l’activité noétique des puissances divines. Je suis au ciel, sur terre, dans l’eau, dans l’air, je suis dans les animaux, les plantes, dans la matrice, avant la matrice, après la matrice, partout. »

Hermès est devenu divin par la purification de son corps éthérique, ce que les théurgistes appellent « augoeides », le corps de lumière, et pourtant, il reste humain et s’exprime à Tat.

« Toute théurgie est double. Il y a celle qui est accomplie par l’homme et qui préserve notre rang naturel dans l’univers et il y a l’autre, dynamisée par les symboles divins, élevée vers eux, à travers eux, pour s’unir avec les dieux et connaître l’harmonie de leur ordre. A juste titre, cela s’appelle prendre la forme des dieux. »

Pour les théurgistes, la matière n’était qu’un obstacle à l’âme si celle-ci n’avait pas été purifiée. Une fois purifiée, les obstacles matériels de l’âme devenaient des icônes divines ; les théurgistes conservaient « notre rang » dans l’univers mais ils étaient unis aux dieux dont ils prenaient la forme.

Jamblique est clair sur la non-dualité de ce processus de déification spirituelle : « La lumière bienveillante et providentielle des dieux brille généreusement sur les théurgistes, elle unifie leur âme et les accoutument, lors même qu’ils sont toujours dans leur corps, au détachement physique et les tourne vers le principe éternel et noétique. »

Hermès dit à Tat, « tu me vois avec tes yeux, mon enfant, mais ce regard physique ne peut te dire qui je suis : je ne peux être vu par de tels yeux. » En quoi il exprime la dualité des deux domaines humain et divin. Tat voit Hermès en situation dans le monde physique, mais non pas dans son corps éthérique et immortel. Nier le corps visible et affirmer le corps éthérique, selon une perspective dualiste, reviendrait à nier l’activité démiurgique qui caractérise le divin.

Dans la perspective de Jamblique, ce serait se couper des dieux. Pour les platoniciens ultérieurs, la divinité n’est pas un état, mais une activité, une « energeia » qui émane de l’Un, qui se déploie et s’inverse démiurgiquement par le Noûs. L’ultime étape de la réintégration doit inclure le corps physique ou elle ne serait pas complète.

Tout comme Hermès, l’âme purifiée reçoit l’energeiai du Noûs au cours de la création continue du monde et l’initiation partage cette démiurgie. La renaissance / réintégration hermétique donne naissance au cosmos.

Conclusion : la matrice du silence, la Chôra du cosmos

D’après Jamblique, la lecture des dialogues platoniciens se doit de commencer par l’étude de l’Alcibiade et du Phédon qui décrivent le corps comme une prison ; ensuite, vient le Timée et le Parménide où les corps matériels et les états théologiques révèlent les puissances de l’Un orchestrées par le démiurge.

La matière subit une transformation alchimique à mesure qu’elle reflète l’alignement de l’âme sur les « mesures éternelles » (« metra aida ») du Démiurge. La conception platonicienne du cosmos et de la matière évolue du pessimisme à l’optimisme, du dualisme au non-dualisme.

Au terme de cette « paideia théurgique », l’âme reçoit l’énergie démiurgique et le corps devient, comme le dit Jamblique, « un organe des dieux » tout comme Hermès est devenu un véhicule pour les puissances divines. L’enseignement hermétique suit le même processus que l’enseignement théurgique.

Bien que l’initiation ne puisse être enseignée à proprement parler, Hermès révèle ici une condition essentielle de la réintégration. La réintégration vient de la « matrice du silence. »

Avant qu’Hermès n’entonne son hymne, il déclare qu’elle « se cache dans le silence. » Dans le Corpus Hermeticum VI, 6, lors de l’initiation à la huitième et neuvième sphère, Hermès dit à son fils « le langage ne peut révéler que l’âme et les anges qui sont en lui chantent leur hymne en silence. » Il demande ensuite à son fils de le « chanter en silence. »

Hermès transmet le mystère après avoir atteint « le commencement de la Puissance au-dessus de toutes les autres, celles qui n’a pas de commencement… la fontaine jaillissante de vie. »

Entre père et fils, la transmission spirituelle opère comme cela n’est jamais le cas dans aucun dialogue platonicien. Le père dit : « c’est ta mission de comprendre ; c’est ma tâche de te l’enseigner et de d’apprendre les mots qui jaillissent de la source qui coule en moi. »

Non seulement, l’étudiant doit écouter, mais son professeur doit aussi être à l’écoute de la fontaine primordiale. Il s’agit moins d’une information à transmettre qu’une activité noétique : la fontaine s’écoule à travers le père et le fils tandis qu’ils se laissent pénétrer de son energeia noétique.

Le plus important n’est pas ce que Hermès et son disciple disent, mais ce qu’ils font et ce dont ils font l’expérience quand ils le disent. Telle est l’intuition fondamentale du tournant théurgique des néoplatoniciens ; ce que ne peut être enseigné, ce qui ne peut être appris.

Tel est selon moi l’enseignement ésotérique qui mène à la gnôsis : rien d’une information discrète ou subtile, mais un changement de conscience. Ce qui ne peut être pensé peut malgré tout être reçu et éprouvé et cette transmission se réalise par le silence, lorsque l’esprit cesse de se mouvoir, lorsque l’attention devient extrême.

« Hermès accorde le premier rang à Kneph, le maître des dieux célestes qui est le Noûs autoréflexif et qui tourne ses pensées vers lui-même, mais avant lui, Hermès place l’Un indivisible qu’il appelle le premier acte de magie, et qu’il appelle Héka. Cet élément noétique primordial réside en lui ; il est le premier objet noétique et c’est lui, devons-nous préciser, dont le culte ne s’accomplit que par le silence. » (Jamblique : Les Mystères)

Jamblique identifie l’Un indivisible avec l’Héka égyptien, le dieu de la magie qui, d’après les Papyrus du cercueil, préexiste aux dieux, avant toute dualité, et qui joue un rôle essentiel dans la cosmogenèse. La synthèse de dieux, de magie et de cosmogonie qu’évoque Abamon, le correspondant de Jamblique, paraît convaincante : pour recevoir l’influx divin, il faut rester silencieux. L’initié doit devenir, comme le dit Hermès à Tat, pur réceptacle, matrice qui entend dans le silence.

Selon Jamblique, l’Un ne peut être connu et pourtant, nous sommes « enveloppé de sa présence divine. » Avant toute prise de conscience dialectique, nous possédons une « gnôsis » innée des dieux qui coexiste à notre nature. Accéder à cette « gnôsis » n’est possible que par le truchement de réceptacles théurgiques dont Jamblique développe la taxonomie, autant d’objets rituels qui répondent à chaque faculté théurgique.

Selon la capacité réceptive de chacun, « épitedeiotès », ces objets du rite, « sunthêmata », réunissent le théurgiste avec la déité, soit par habitude, soit par communion, ou fusion. Par la catharsis et l’accès progressif au divin, les théurgistes regagnent leur « ochêmata » sphérique et deviennent des réceptacles de « la matière pure et divine », aptes à recevoir les dieux par cosmogenèse. D’après les néoplatoniciens, Platon révèle cette matrice de non-savoir dans le Timée : c’est le mystérieux réceptacle maternel, « hupodoché », et l’espace, « chôra » qui permet aux formes de venir à l’existence.

Cette chôra cosmogonique, dont Platon dit qu’elle ne peut être pensée, appartient à notre intériorité vouée à tout acte théurgique. La matrice de la création est parfaitement vide, sémantiquement vacante, silencieuse et insaisissable. Cette chôra est la matrice de la réintégration hermétique par laquelle l’initié renaît et donne naissance au monde.

Le silence hermétique et théurgique n’est pas pour autant la négation du son ou de la parole, de même que le silence n’est pas simplement l’opposé de la parole ; il est plutôt sa source, sa racine, le lieu d’où tout son provient.

Le silence originel est l’équivalent fonctionnel du tout par rapport aux parties : de même que le tout est à la fois dans ses parties et au-delà d’elles, le silence demeure dans le langage et c’est cette présence silencieuse et noétique qui est réveillée et transmise par le discours ésotérique entre le père et le fils ; le silence révèle et dissimule le mystère en même temps.

Hermès chante son hymne cosmogonique en silence, c’est-à-dire en restant aux aguets, en état d’extrême attention et de réceptivité ; tout comme la chôra cosmogonique du Timée reste à l’écoute des formes pour les engendrer depuis sa matrice. Par le chant, par la psalmodie, le théurgiste et l’herméneute atteignent au silence primordial de l’Un qui autorise la réception et l’unification de leur energeiai créatrices.

Les herméneutes se révèlent alors comme les seigneurs de la cosmogenèse, « seigneur de tout en tout lieux » et pourtant dissimulés aux regards ; ils ont pris « la forme des dieux » et pourtant, restent mortels, « ils tiennent leur position naturelle dans le cosmos. » Chante en silence, dit Hermès à son fils et le secret demeure caché alors même qu’il se révèle. La voie hermétique est la voie de l’immortalité, à la fois révélée et dissimulée, au cœur même de notre existence mortelle. 

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