Source : Maître Eckhart, l’homme à qui Dieu ne cachait rien, par Bernard McGinn, éditions du Cerf
Bien que la mystique du Grund soit centrée sur la
fusion d’identité, les divers emplois du Grund sont en rapport avec maints
autres aspects de l’enseignement mystique d’Eckhart. Par exemple, deux des
symboles les plus puissants utilisés par la tradition chrétienne pour exprimer
l’identité indistincte étaient ceux de l’océan et du désert : les étendues
vastes et vides de l’expérience humaine qui évoquent l’infini de la nature
divine dans laquelle il arrive à l’âme de sombrer et de disparaître.
Eckhart était particulièrement sensible au langage du
désert (einoede / wüeste / wüestunge) qu’il utilise une douzaine de
fois, sinon plus. Le pouvoir du « désert » d’exprimer des expériences
de désorientation et de terreur face à l’inconnu, on le retrouvait également dans
la littérature séculière en moyen haut allemand de l’époque. Il se peut
qu’Eckhart ait eu tout cela à l’esprit en utilisant ce terme pour évoquer à la
fois l’illimité de l’âme et l’insondable étendue de la divinité cachée. De
sorte qu’on peut considérer le motif du désert comme formant le corollaire du
Grund comme métaphore de la fusion d’identité.
Quant à la métaphore de l’océan, bien que d’usage moins
fréquent, un passage du sermon 7 (« L’intellect prend Dieu tel qu’Il est
connu en lui [l’intellect] mais ne peut jamais L’appréhender dans la mer de ses
profondeurs abyssales ») montre que ces deux images de l’infini sont
interchangeables. La fusion d’identité, ou union d’indistinction, qui est la
signification essentielle de Grund, implique une multitude d’autres thèmes chez
Eckhart ; il faut se borner à n’en citer que trois ou quatre.
Par exemple, beaucoup de mystiques chrétiens ont
souvenu qu’en fin de compte, Dieu est inconnaissable, et en conséquence,
innommable. Par suite, si l’âme, dans son fond, est totalement une avec Dieu,
elle aussi, comme Dieu, doit être innommable et inconnaissable.
Eckhart, comme Jean Scot Erigène, enseignait une forme
d’anthropologie mystique négative, dans laquelle Dieu et l’âme sont
radicalement inconnaissables.
L’identité sans distinction prend plaisir à créer de
pseudo-contradictions, oxymores et autres formes de jeux de mots, en parlant du
fond. On en trouve même dans son premier ouvrage en langue vernaculaire, les
Instructions spirituelles, qui emploie dix fois le langage du fond. Le fond
sans fond (« grüntlôs grunt »), la Déité sans fond (gruntlôsen
gotheit), ainsi que les divers usages d’abgrunt, tous lui fournissent
l’occasion de jeux de mots qui se veulent ludiques et sérieux dans la mesure où
ils « jouent » un rôle dans la pratique de déconstruction et de
libération du moi par rapport à tout ce qui ressortit au monde créé.
L’identité dans le Grund est une « identité ambulante » et « ludique » au sens où nous ne savons pas trop si le langage utilisé est censé s’appliquer à Dieu ou à l’âme, ou aux deux, voire à aucun des deux, dans la mesure du moins où nous les comprenons. C’est exactement ce que voulait Eckhart. En conséquence, mieux vaudrait que le commentateur et le traducteur n’essaie pas d’ajouter à Grunt des qualificatifs comme « divin » ou « humain » quand le texte d’Eckhart ne les contient pas. Le langage du Grund vise à créer la confusion en préalable à la lumière.
Commentaires
Enregistrer un commentaire