« La rose est sans pourquoi »

 

Source : Maître Eckhart, l’homme à qui Dieu ne cachait rien, par Bernard McGinn, éditions du Cerf

L’expression « vivre sans pourquoi » est une création des mystiques du treizième siècle. La première occurrence que j’en ai trouvée, c’est chez la mystique cistercienne Béatrice de Nazareth, dont les Septs degrés de l’amour divin fut originellement rédigé entre 1215 et 1235. Dans son commentaire sur le deuxième degré, Béatrice dépeint une forme d’amour désintéressée (assez proche de Bernard et de sa conception de l’amor comme sa propre récompense) où l’âme « agit simplement par amour, sans aucun pourquoi, [sonder einich waerome] sans aucune récompense de grâce ou de gloire. »

L’expression « sans pourquoi », « sans nul pourquoy, « sine propter quid » intervient également plusieurs fois chez Marguerite Porete, dans Le Miroir des âmes simples et anéanties, texte connu d’Eckhart. Cela ne signifie pas qu’il n’a fait qu’emprunter ce motif à Marguerite et à d’autres. Vivre « sans pourquoi » était une implication nécessaire du nouveau mysticisme de ce Moyen Âge tardive, notamment sous ses formes dialectiquement apophatiques : un mysticisme fondé sur un « chemin sans chemin » vers un Dieu inconnu de liberté absolue ne peut fructifier que dans un sans pourquoi, qui paraîtra probablement ou bien vide de snes, ou potentiellement dangereux, à ceux qui en ignorent tout.

Rien ne pourrait paraître plus simple que vivre sans pourquoi à ceux qui ont atteint le détacheent ; rien ne paraît plus singulier à ceux qui sont encore pris dans les affres de l’attachement et qui agissent en vue de tout ce que l’on voudra, à l’exception de Dieu.

Eckhart ne fait rien pour atténuer le paradoxe, au contraire : parcourir les différents endroits où il parle de « vivre sans pourquoi » est souvent un exercice dans l’art des tautologies créatirces. L’orfèvre en mots qu’il était peut nous désarçonner par telle ou telle analogie, comme lorsqu’il compare Dieu, et par extension la personne qui vit sans pourquoi, à un cheval plein de fougue, qui caracole ça et là dans un champ (Sermon 12) Une bonne façon de comprendre le « vivre sans pourquoi » eckhartien, c’est de l’interpréter comme sa version inédite d’un thème qui avait une longue histoire dans le mysticisme chrétien : celui, maintes fois souligné, d’un amour pur et désintéressé. « Celui qui vit dans la bonté de sa nature vit dans l’amour de Dieu, et l’amour est sans pourquoi » dit-il dans le sermon 28

Ce qu’il y a d’inhabituel dans l’insistance d’Eckhart sur le fait de vivre sans pourquoi, c’est sa façon de mettre la barre plus haut en invitant l’auditoire à viser une spontanéité et une gratuité totale à chaque moment dans ce « maintenant » qui est, simultanément, tous les moments. C’est là que se réalise le parfait détachement.

Quand on lui fit reproche de cet enseignement lors des procès de Cologne et d’Avignon, il se défendit en citant Thomas d’Aquin ; sauf que la doctrine thomasienne n’était pas, en réalité, ce que soutenait Eckhart. Insister comme il le fait sur la motivasion intérieure fait partie intégrante de son enseignement que la seule chose qui compte, c’est ce que Dieu opère à l’intérieur. D’où l’affirmation que toutes les activités, et pas seulement les pratiques pieuses, donnent également accès à Dieu : l’important, c’est l’intention divine sous-jacente à toutes les actions.

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