Dialectique négative

 

Source : Maître Eckhart, l’homme à qui Dieu ne cachait rien, par Bernard McGinn, éditions du Cerf

L’analogie pour Eckhart est réversible. Si l’on affirme d’un côté quelque chose à propos de Dieu, il faut le nier s’agissant des créatures ; de l’autre, tout ce que l’on affirme des créatures, il faut le nier s’agissant de Dieu. C’set là l’origine du genre de formulations extrêmes à propos de Dieu et des créatures qu'indisposèrent si gravement les inquisiteurs. Dans la bulle In agro dominico, sont ainsi dénoncés des exemples des deux genres d’énoncés sur l’analogie inversée. L’article 26, notamment, condamne comme « tout à fait malsonnante, téméraire, et suspecte d’hérésie » l’affirmation suivante.

« Toutes les créatures sont un pur néant. Je ne dis pas qu’elles sont peu de choses ou quelque chose, mais qu’elles sont un pur néant. »

Affirmation fondée sur la prédication d’esse à Dieu, et, par conséquent, sur la négation qui s’ensuite concernant les créatures. Le deuxième annexé à la bulle, et dénoncé comme « hérétique », cite un passage du sermon 9 qui, à partir des « prédications à trois termes », implicites, de la bonté des créatures, proclame haut et fort :

« Dieu n’est ni bon ni meilleur que tout ; je parle donc aussi incorrectement quand j’appelle Dieu bon que si je me prenais à appeler noir ce qui est blanc. »

La singularité de cette analogie eckhartienne auto-réversible conduit aux nombreux passages de son enseignement et de sa prédication où notre dominicain allemand, d’abord créé par des théoriciens païens mystiques tels que Plotin et Proclus, puis transformé à l’usage des Grecs et par Jean Scot Érigène, dans l’Occident latin. Par « langage dialectique », j’entends un langage : 1) qui prédique des déterminations (par exemple : Dieu est distinct) 2) un langage qui prédique simultanément des déterminations opposées (Dieu est distinct et Dieu est indistinct) et 3) un langage qui prédique une relation mutuelle nécessaire entre ces déterminations opposées, par exemple : Dieu est d’autant plus distinct qu’il est plus indistinct. Ce genre de langage dialectique est la stratégie linguistique spécifique qui permit à Eckhart de dégager l’unité supérieure, ou le non-savoir, « Unwizzen », plus profond des formes mutuellement opposées de prédications analogiques.

Dans quelle mesure Eckhart fut-il en cela original, il est difficile d’en juger. Eckhart connaissait bien Denys, de même que certains textes de Proclus. Jusqu’où allait sa connaissance directe d’Érigène, on ne le sait pas exactement. Sa forme de néoplatonisme dialectique chrétien, de toute façon, n’est pas vraiment réductible à ses sources : c’est une version nouvelle d’un thème ancien, élaborée en rapport avec une situation tout autre.

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