Cytomégalovirus

Note sur La Musique du sang, par Greg Bear éditions Mnemos, relecture trente ans après.

L’Américain Greg Bear publie son roman en 1985, pendant les « années sida », juste avant La Mouche, le film de Cronenberg, dont les prémisses sont très proches : un scientifique asocial s’injecte des bio-puces intelligentes qui remodèlent son corps, puis son esprit, avant de se lancer à la conquête du monde.

On n'est jamais qu'à trois poignées de main de n'importe qui, surtout si elles sont moites. Et c'est ainsi que l’épidémie gagne tout les États-Unis, puis l’Europe, via l’Allemagne ; l’U.R.S.S., épargnée, en profite pour lancer quelques missiles. Pourtant, la tonalité générale évoque moins une catastrophe qu’une évolution : le passage à un niveau de conscience supérieur.

Il faut souffrir pour être virtuel. Les victimes des bio-puces, ou « noocytes », se transforment peu à peu en flaques qui s’écoulent dans le tout-à-l’égout pour remonter sous l’apparence de structures géodésiques baroques qui vibrent sur la musique du sang. La fin du roman est encore plus déroutante : les noocytes pénètrent de plus en plus loin les couches de la réalité, jusqu’au stade où la matière n’est plus qu’un train d’ondes, finissant par produire une sorte de Big Bang.

Sur un plan formel, ce type de fiction nous pose un problème digne de Blanchot et de son ressassement anonyme : qui raconte cette histoire puisque l’homme a cessé d’exister, du moins sous la forme que nous lui connaissons ?

Greg Bear taille dans la psychologie à grands traits de sabre laser. C’est carré, trépidant, addictif comme une série, avec un souci d’efficacité un brin agaçant, mais qui force le respect. « Finalement, il renonça à prévenir quelqu’un » se dit le premier témoin de l’épidémie après avoir feuilleté son lamentable carnet d’adresses. Cette réflexion — d’un humour ultraviolet — est à elle seule plus terrifiante que n’importe quel symptôme.  

Le style scénaristique de Bear, souvent technique, mais toujours didactique, marque un retrait par rapport à l’obscurité et la saturation du cyberpunk, dont il conserve néanmoins la lourdeur. « Les scissions tremblotantes des pivots phosphate-sucre de la double hélice indiquaient des intrusions ultrarapides d’enzymes qui dépliaient la molécule pour la coder. »

Cela s’appelle « hard science » : un croisement entre Michael Crichton et Teilhard de Chardin, un alliage pas si paradoxal de mystique et de scientisme, typique de ce que la science-fiction produisait naguère de plus stimulant, en tout cas bien plus drôle et réussi que Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, même si c’est parfois un peu gros.

« Au lieu de découvrir des lois physiques, nous avons collaboré à leur émergence. Si l’univers accepte que les événements passés ne soient pas contredits par une théorie, alors, cette théorie devient un modèle. »

Entre l’Hypothèse Gaïa et Platon 2.0., le roman de Bear s’inscrit dans un courant de fond des années 80 : la duplication du réel dans une simulation plus vraie que nature, dans laquelle nous serions quasi immortels.

On pourrait remonter à K. Dick ou à Gayoule, mais l’idée figurait aussi dans Le Temps incertain (1973) de Michel Jeury, ainsi que chez des auteurs moins connus comme Jean-Pierre Hubert (Le Champ du rêveur, 1983) : en fait, cette « mémoire double » traverse toute la décennie eighties, jusqu’au plus récent Greg Egan et sa Cité des permutants (1994). Toute la question étant celle du support matériel de cette simulation : la cryogénisation et l’animation suspendue chez Dick, les ordinateurs chez Egan. Bear offre une version plus crédible : le support, c’est le bios, la vie cellulaire dont l’existence est, après tout, plus garantie, moins coûteuse en énergie.

Une des scènes les plus impressionnantes, la plus touchante en fait, est celle où le héros scientifique, recodé dans la matrice, remonte dans le passé de ses ancêtres, assiste à sa propre conception (sans aucun trauma freudien), avant de regagner son passé pour le remodeler avec une Happy end ; l’épilogue nous le montre dans un temps retrouvé qui n’a rien de proustien, avec son amour d’adolescence, celle qu’il croyait à jamais perdue.

« Rien n’est perdu, rien n’est oublié, c’était dans le sang, dans la chair et maintenant, c’est à jamais. »

Une tournure pour le moins biblique… Bear est-il catholique ou protestant ? Croit-il en la transsubstantiation, en la présence réelle ? Spéculation oiseuse : si la mémoire de l’humanité est tout entière recodée dans des cellules mutantes, auto-réplicantes, qu’en est-il des psychopathes, des pervers, des assassins ? La biologie est rarement morale… Les noocytes assurent-ils la police et sur quels critères ? La Cité des Permutants serait-elle le Palais de Cristal de Dostoïevski ? Comment l'érotisme, ou la moindre intimité, survivrait-il à une telle transparence généralisée ?

Lorsqu’il en vient à se poser ces questions, le protagoniste de Bear ne répond pas : il hausse les épaules. C’est un risque à courir. Après tout, les notes de musique renoncent à leur individualité pour se fondre dans un ensemble harmonique plus vaste et, de toute manière, on change tout le temps, on rêve tout le temps, n’est-ce pas ?

La Musique du sang préfigure «  l’inquiétante extase » de la mondialisation numérique — la plupart des personnages de Bear acceptent leur destin transhumaniste, là où Le Vaisseau des Voyageurs (1994) de Robert C. Wilson, sur un thème analogue, se centrait davantage sur les réfractaires au nouvel évangile.

Pour nous, cette petite musique grelotte comme une étrange ritournelle. Un air de déjà vu… Personne ne pouvait le prévoir en 1985 et ce prodigieux roman nous adresse une formidable gifle : une cellule de  dégrisement.

Sans leucocytes mutagènes, l’humanité est aujourd’hui bel et bien interconnectée, mais cet univers second ressemble moins à un hyperorganisme autorégulé, où toutes les consciences communieraient dans l’idylle, qu’à un cancer dont les métastases sont les réseaux « sociaux », avec leur bruissement de rumeurs malignes, un cancer mental qui se répand partout. Facebook ou la cacophonie des globules ! Décidément, le monde est plein d’idées geeks devenues folles. 

[Le roman de Bear a d’abord paru aux éditions La Découverte, dans la collection Fictions (1985), puis a été réédité en J’ai lu (1988) avant d’être rapidement épuisé. J’ai longtemps cherché ce livre à la fin des années 80, avant d’en trouver un exemplaire d’occasion, dans sa version La Découverte, chez un bouquiniste liégeois, vers 1995. Il m’avait alors tellement fait forte impression, que j’avais lu d’autres titres, alors non traduits, dans leur version originale. La Musique du sang a sans doute contribué à mon orientation vers la SF, mais c'était il y a longtemps, dans une autre vie.]

Commentaires

Enregistrer un commentaire