Ill. : Saint-Denis par Léon de Bonnat. Source : Résurrection, mode d’emploi par Fabrice Hadjadj, éditions du Seuil, collection Points Sagesses
Il est assez remarquable que la plupart de ceux qui ont vu le Ressuscité sont eux-mêmes morts de mort violente, jetés du haut d’un temple, décapités, lapidés, éventrés, crucifiés à l’envers, écorchés vifs… Pas besoin d’être superstitieux pour deviner là quelque chose de plus fatal que la malédiction de Toutânkhamon. Sauf qu’il s’agit ici, aux yeux des victimes elles-mêmes, non pas d’une malédiction, mais d’une bénédiction : elle correspond moins à une revanche de Pharaon qu’à une nouvelle sortie d’Égypte.
Cette disposition au martyre ne doit être confondue ni avec une inclination suicidaire, ni avec une obstination capricieuse. L’inclination suicidaire découle plutôt de la recherche du confort : on veut absolument se sentir tranquille, et, si le bien-être du canapé nous est dorénavant interdit, reste toujours le repos du cercueil. L’obstination capricieuse découle plutôt de la recherche du consensus : on veut absolument que l’autre soit d’accord, et, si la persuasion par la parole échoue, reste toujours la fascination par le sang.
Cela ressemble au chantage des petits enfants qui menacent de retenir leur respiration jusqu’à ce que vous leur rendiez leur jouet. Les pseudo-martyrs ne sont guère plus matures. Ils prétendent vous prouver la vérité de ce qu’ils affirment en se brisant le crâne à vos pieds, ce qui est manquer vraiment de tenue ; ils ne se gênent pas pour tacher votre pantalon tout propre, ils manquent de fair-play, ils vous coupent la chique aussi bien que celui qui vous prendrait à la gorge. Comment, après cela, tandis que leur sang forme une grosse flaque sur votre tapis, les inviter à poursuivre la conversation autour d’un verre ?
Au contraire de ces comportements grossiers, la disposition au martyre relève du plus élémentaire savoir-vivre. D’abord, elle n’est pas pulsion de mort, mais goût de la vie, au point de la désirer éternelle. Ensuite, elle correspond à cet « Après vous » du Ressuscité qui laisse toujours passer son prochain devant lui. Cependant, parce qu’il laisse premièrement passer le Christ, et qu’il sait pour cela faire la différence entre une promenade et un précipice, son « Après vous » prend la forme d’un Vade retro, sans pour autant changer de nature. La même politesse qui vous fait tenir la porte ouverte pour qu’autrui vous précède à l’intérieur vous pousse à lui barrer la route quand la porte en question est celle de l’enfer.
Le drame, c’est que le précipice a souvent l’air d’une promenade ; l’enfer est pavé de bonnes intentions, et que le chemin du Paradis est celui de la croix. Votre obligé vous prend pour un agresseur. Il préfère ses idées noires à l’espérance, parce qu’au moins ses idées noires sont à lui et tiennent dans son crâne. Il préfère son contentement à la béatitude parce qu’au moins son contentement le préserve de toute déchirure. Il ne tarde donc pas à vous remercier en vous crucifiant, sans que vous puissiez d’ailleurs trop vous plaindre, puisque son malentendu contient une étrange clairvoyance, que le chemin du Paradis passe par la Croix, cela ne vaut-il pas aussi pour vous ?
Telle est l’aventure d’Étienne, premier martyr, et, en tant que majordome spirituel ou diacre préposé au service des tables (Ac 6, 2-3) grand connaisseur de savoir-vivre.
Commentaires
Enregistrer un commentaire