Source : Maître Eckhart, l’homme à qui Dieu ne cachait rien, par Bernard McGinn, éditions du Cerf
L’Abyssus biblique n’en est venu que
graduellement à s’appliquer à Dieu. Augustin et les premiers mystiques
médiévaux ne parlaient pas de Dieu lui-même comme d’un abyssus, mais
utilisaient le terme soit positivement, pour renvoyer au jugement divin, soit
négativement, le plus souvent, pour renvoyer à l’enfer et aux profondeurs
perverses du cœur de l’homme.
C’est chez les cisterciens du douzième siècle qu’on
commence à trouver les premières utilisations mystiques du mot. Mais c’est
seulement avec les mystiques du treizième siècle, notamment les Hollandaises,
Béatrice de Nazareth et Hadewijk, ainsi que les Italiens Angèle de Foligno et
Jacopone da Todi, qu’abyssus, abisso, afgrunt prend sa place comme terme
clé dans le vocabulaire mystique.
Il est peu probable qu’Eckhart ait été familier avec
l’un de ces textes, mais un ouvrage qu’il connaissait certainement, Le
Miroir des âmes simples et anéanties, de Marguerite Porete, faisait grand
cas lui aussi du langage de l’abîme, abysme, en vieux français, pour exprimer
le mystère de l’identité humano-divine. L’emploi d’abgrunt chez Eckhart
demande à être vue dans ce contexte, même s’il est clair que grunt, dans
son cas, est la métaphore centrale, abgrunt n’étant qu’un terme
secondaire et dérivé.
Ainsi, du point de vue sémantique, on peut conclure que le rapport du moyen haut allemand grunt aux termes latins traditionnels pour désigner les profondeurs de l’âme et la nature la plus profonde de Dieu éclaire certains aspects du mot en langue vernaculaire, mais ne parvient pas à rendre compte de sa fonction comme métaphore maîtresse qui fait « exploser » les formes antérieures du discours mystique. Grunt est plus qu’une traduction. C’est une création nouvelle dont on ne peut mesurer l’importance que par l’analyse approfondie de ses contextes et ses significations dans les sermons et traités d’Eckhart en langue vernaculaire.
Commentaires
Enregistrer un commentaire