Ill. : Maître Eckhart. Transmis par Academia.edu. Apophase : le voile métaphorique de la Vérité chez Maïmonide et Maître Eckhart, par Elliot R. Wolfson, chapô et traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.
« Le silence est la barrière de la sagesse »
Pirkei Avot 3 :13
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« Afin de préciser notre conception de l’essence du langage, nous devons prendre en compte la volonté de silence et nous retrouvons alors le problème philosophique de la circularité. Cette circularité se reconnaît à ce qu’il nous faut parler du silence, ce qui s’avère paradoxal. Quiconque disserte sur la volonté de silence prouve de facto qu’il ne sait se taire, pas plus qu’il ne comprend la volonté de silence. »
Martin Heidegger : De l’essence de la vérité
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« Il se releva de la terre et bien qu’il eût les yeux ouverts, il ne voyait rien. »
Actes 9:8
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« La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point saisie »
Jean 1:5
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« Ne pas franchir le seuil du langage est la seule voie pour franchir le langage du seuil. »
Elliot R. Wolfson
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À propos de la distinction paulinienne entre la lettre et l’esprit, une distinction qui devait exercer une influence négative sur l’herméneutique chrétienne et sa représentation du judaïsme, Emmanuel Levinas remarquait que la loi du judaïsme fait référence à ce qui est hors d’elle : « Quelle que soit notre méfiance pour la lettre et notre soif spirituelle, l’humanité du monothéisme est une humanité du livre. La tradition de l’Écriture renferme en elle-même un indice de cette présence de l’au-delà. »
Selon Levinas, cet au-delà est la transcendance de Dieu, « la voie de l’absolu, étranger et incommensurable à la connaissance » : ni être, ni non-être, « tiers-exclu au-delà de l’être et du non-être », qui s’exprime par le mot Dieu. Le mot même Dieu est de trop pour désigner cet absolu. Les Écritures comprennent le surplus qui excède leur propre textualité, la trace d’une ipséité au-delà du visible, le Tout-Autre, marque en creux de la sainteté, l’ultimement séparé, l’autre que l’être, tiers exclu qui n’est ni être, ni non-être.
Cette métaphysique méontique correspond au nom ineffable YHWH que la tradition rabbinique vocalise en Adonaï. De prime abord, il semble que Levinas reprenne une notion kabbalistique comme quoi le nom sacré de Dieu est à la fois caché et révélé, occulté dans sa révélation et révélé dans son occultation. D’autre part, si le nom symbolise le langage en général, alors l’usage de ne pas prononcer le Tétragramme traduit l’axiome philosophique qui veut que le langage soit toujours imprégné d’un silence qui le dépasse.
L’abondance du verbe tient dans sa limitation.
Maïmonide, via negativa : voir à travers le voile.
Dans le Guide des égarés, Maïmonide déclare que le silence est le rite le plus adéquat, « pour toi, le silence est adoration. » Croire en Dieu implique l’impossibilité de trouver le juste terme pour l’appréhender. Il n’existe aucun chemin qui mène à la compréhension de la vérité de l’essence divine : toute qualification effective de Dieu nous en sépare selon deux aspects : primo, tout ce que nous affirmons de la perfection est relatif à nos propres critères et secundo, Dieu ne possède d’autre qualité que son essence, qui est la perfection.
« Au contraire de ce qu’il affirme, note Joseph Stern, (2013) Maïmonide, par sa méthode apophatique, ne cherche pas vraiment à caractériser Dieu : en neutralisant toute catégorisation, il le situe au-delà de toute saisie par le langage. La voie négative est une manière de faire table rase de l’esprit et du langage, de tout concept représentable, ou dicible d’un Dieu. Progresser vers la divinité c’est se dépouiller. »
Faute de prédication, on ne peut rien dire de Dieu et Maïmonide préconise le silence, le vide de toute pensée, de tout langage, comme moyen d’approche. Faute de représentation, il ne peut y avoir de conceptualisation, d’imagination, ou de communication verbale. Malgré cet agnosticisme épistémologique, un scepticisme que Levinas aurait qualifié « d’athéisme métaphysique », Maïmonide insiste sur la nécessité existentielle d’acquisition d’un savoir sur Dieu, pour autant que cela soit possible.
Maïmonide reprend l’interprétation d’Aristote — qui est aussi celle de Fârâbî —, comme quoi il existe un « langage intérieur » ou un « langage de la pensée », opposé au « langage extérieur » et qui se fonde lui-même sur une représentation logique (« tasawwur ») de l’esprit.
En conséquence, toute noèse n’échappe pas à une forme de représentation, aussi abstraite, aussi dépourvue d’empirisme soit-elle. Une signification linguistique ne se limite pas à la langue écrite ou orale et revêt également une dimension cérébrale. Le silence peut donc être conçu comme une représentation, même si celle-ci implique une inconvertibilité : la représentation de ce qui ne peut être représenté.
Quand il s’agit de Dieu, le silence est préférable à la parole. Néanmoins, la Torah elle-même caractérise Dieu pour aider l’homme à se le représenter et, comme le veut l’adage talmudique, « la Torah parle le langage de l’homme » ; c’est à cette mesure que Maïmonide consent à ce que le langage « parle » de Dieu : pour lire la Torah et pour prononcer des prières. Dianal Lobel écrit : « L’apophatisme de Maïmonide dépouille Dieu de tous les faux attributs que les hommes lui prêtent et nous rapproche de sa véritable essence. »
Hebert A. Davidson remarque que Maïmonide définit la connaissance de Dieu, la métaphysique, comme le but de l’existence : en apprendre le plus au sujet de Dieu, malgré son ineffabilité essentielle. La seule approche possible de Dieu, la plus haute prière du cœur, est de gagner cette connaissance par la médiation de la nature. Toutefois, la question reste de déterminer en quoi ce savoir, fruit du dépouillement extrême, se rapporte encore au Dieu monothéiste, tel que décrit par la théologie cataphatique, et sur lequel s’établit les rites et croyances.
Quelle caractéristique reste-t-il alors de « l’existence nécessaire », pour définir Dieu. Qu’en est-il également du Dieu créateur ? Maïmonide distingue trois approches de la Création : d’abord, selon la Loi, qui affirme que toute chose furent tirées du néant ; ensuite, la conception platonicienne qui dit que les cieux furent créés de la matière ; enfin, la conception aristotélicienne qui veut que le monde soit éternel. L’éternité du monde s’oppose à sa Création dans le temps. Maïmonide reconnaît que, du point de vue de la raison, la question entre éternité du monde ou création du monde reste ouverte, mais le miracle est essentiel à la Loi et la prophétie nous aide à comprendre ce qui échappe à la raison, « la fondation des fondations et le pilier de sagesse. »
Maïmonide n’est pas toujours clair sur le partage entre la vérité littérale des Écritures et les lumières naturelles de la raison : « celui qui philosophe a la connaissance des sciences, mais croit dans le même temps à ce que dit la Loi. »
Cette tension entre surnaturel et naturalisme s’explique sans doute par ses lectures de philosophes musulmans, eux-mêmes touchés par la transformation de l’Un plotinien en un Dieu créateur. La conception théiste de l’Un dérive en fait de deux courants théologiques opposés, l’un apophatique, à partir du Premier principe de Plotin, et l’autre, cataphatique, à partir de la Révélation et des Écritures.
Les « égarés » dont il est question chez Maïmonide pourraient être une allusion à la docte ignorance dont parlent les Soufis. Dans un passage de son Livre de la Direction des Devoirs du Cœur, le rabbin andalou Bahya Ibn Paquada cite un aphorisme d’un des « sages » de la gnose soufie : « Celui qui connaît Dieu dit : celui qui connaît le mieux Dieu est celui qu’Il égare le plus. » Directement après, Bahya cite un autre aphorisme, encore plus proche de Maïmonide : « Plus on connaît Dieu, moins on connaît la vérité de son être et moins on le connaît, plus on croit connaître la vérité de son essence selon notre imagination. »
Si Maïmonide a des accents proches du soufisme, son registre, pour désigner l’inconnaissable, est moins la perplexité que l’éblouissement. Joël Kraemer (2000) remarque l’emploi de termes comme « hayra » ou « tahayyur » qui rendent en arabe le terme grec « aporia », manière de signifier que le trouble, la paralysie, l’impasse, l’emportent sur l’extase lorsqu’il s’agit de déterminer l’indéterminable et cette impasse est plus spécifiquement corrélée à l’ambiguïté de l’imagination en tant que mode d’accès au savoir métaphysique.
Maïmonide allait jusqu’à considérer l’imagination comme une tendance au mal, représentée par Satan ou par Samaël chevauchant un serpent. Et pourtant, il reconnaissait aussi une nécessité à l’imagination, pas uniquement pour édifier les profanes, mais pour délimiter une divinité incorporelle, sans forme, sans image ; de ce point de vue, l’imagination fut un outil indispensable aux prophètes, à l’exception notable de Moïse, dans leurs efforts pour parvenir à la vérité de l’être suprême et intangible.
Ce rôle insurpassable de l’imagination suggère que Maïmonide avait compris que la condition humaine ne peut qu’être exprimée figurativement, par une parabole, par une allégorie : la vérité inévitablement participe de la non-vérité. Maïmonide percevait la différence sans équivoque entre vérité et erreur, mais, pour ce qui est de la vérité absolue, ou de l’être absolu que nous identifions comme Dieu, l’incapacité de notre intellect, l’imperfection de notre langage, la limitation de notre corps, rendent épistémologiquement impossible d’établir la vérité de l’être… sans une part de fiction ou de fausseté.
Maïmonide tenait à certains traits cataphatiques du divin, comme la preuve ontologique de son existence par la nécessité de sa perfection, mais, philosophiquement, sa pensée le menait à une sobre conclusion : toute description de l’indescriptible est une falsification, toute tentative d’imaginer l’inimaginable est un faux reflet, toute figuration de l’infigurable est défiguration. Dieu est « l’existant qui ne ressemble à aucune des choses qu’il a menée à l’existence et qui est sans commune mesure avec elles. »
Il n’y a aucune relation analogique entre le divin et les choses du monde, ce qui le rend définitivement inaccessible. « Même la relation qui existe entre un capitaine et son navire ne ressemble pas car cette image a été produite pour entraîner l’esprit à penser qu’Il gouverne les choses, qu’Il leur prodigue leur existence et veille à leur gouverne ainsi qu’on le doit. »
La métaphore du capitaine n’est qu’un outil ; la métaphore ou la parabole (« mathal » / « mashal ») consiste en un sens interne et un sens externe, comme en Proverbes 25.11 où il est dit : « Pommes d’or incrustées d’argent, la parole dite à point nommé. » En l’occurrence, la métaphore du capitaine et du navire soulève la question de la nature de cette gouverne. Quel sens assigner aux desseins de Dieu s’il n’existe aucun point d’attache entre lui et les autres êtres ? Faute d’un langage adéquat, nous pouvons déduire que les actions de Dieu suivent le cours de la nature et sur ce point Maïmonide annonce Spinoza.
Raisonnablement, « la gouverne de Dieu » est une formulation ontopoïétique des lois de la nature ; mais comment s’inspirer ou imiter un être sans image, sans forme, sans ressemblance ? Les treize attributs de Dieu, qui proviennent de l’interprétation d’Exode 34 :6-7, caractérisent son activité et c’est par cette étude, le plus haut objectif de l’existence humaine, que nous pouvons nous améliorer d’un point de vue éthique et nous assimiler ces qualités. Toutefois, si l’on examine d’un point de vue philosophique ces treize attributs suprêmes, ils deviennent à leur tour des métaphores.
La métaphysique ne décrit pas la nature en termes de principe transcendant mais fait partie elle-même de l’explication naturelle de la nature, exprimée en termes poétiques : « la science de la nature est contigüe à la science divine. »
La raison humaine, limitée dans son accès à la compréhension ultime, ressemble au char d’Ezéchiel (merkavah), mais pas à celui qui le pilote (rokhev) ; le divin que l’on appréhende par l’œuvre de la Providence dans le monde physique et dont le plan fut dévoilé métaphoriquement dans la vision d’Ezéchiel. « Maintenant nous savons que la gloire (kavod) du Seigneur n’est pas le Seigneur lui-même ; la gloire est le chariot mais non le pilote et de même, on ne peut atteindre sa semblance, béni soit-Il, dans une parabole. »
La référence à Ezéchiel 1.26 : « comme une figure d’homme », « demut ke-mar’eh adam » s’applique à la gloire de Dieu, qui est créée, alors que Dieu se trouve au-dessus de toute création et donc, au-dessus de toute représentation. Maïmonide préconise « le silence et le retrait de soi » pour appréhender cette essence, mais nous ne sommes pas pour autant tirés d’affaire. D’une part, il n’y a aucune ressemblance entre Dieu et l’univers ; d’autre part, il n’y a aucune autre manière d’inférer la première cause hormis par l’existence de l’univers.
Pourtant, à suivre Maïmonide, on ne décèle aucune tension entre ces deux perspectives car c’est précisément l’absence de toute correspondance ou de possibilité d’analogie qui nous permet d’inférer que la métaphysique doit être comprise sous forme de propositions relatives à la nature, au monde physique, sous formes de tropes poétiques qui renvoient à un être transcendant.
Par ailleurs, l’absence de point de comparaison entre Dieu et les autres êtres tend à évacuer l’idée d’un dieu personnel. Le pur monothéisme que Maïmonide cherchait à défendre, un monothéisme exempt de toute idolâtrie, qu’il identifiait à la Torah, n’a pour ainsi dire plus rien d’un théisme.
Non seulement toute vérité humaine est inadéquate à exprimer la vérité suprême mais elle n’est qu’idole et simulacre. La grâce et la miséricorde de Dieu se déduisent par les œuvres de la nature : ce que nous trouvons dans la nature n’est pas une vision directe des desseins de dieu mais l’interprétation allégorique que nous en tirons en tant que la nature résulte de la volonté d’un être transcendant à la nature.
Le chapitre du Guide des Égarés (3 :32) qui se consacre à la contemplation individuelle et solitaire commence par la célèbre parabole sur le roi qui réside dans son palais et il est tout à fait remarquable qu’il faille recourir à de telles images pour évoquer une vérité pure de toute métaphore.
Sans doute sous l’influence de Plotin, voire de sources musulmanes comme al-Ghazâli, Maïmonide recourt au vocabulaire de l’amour et de la passion, en l’occurrence du baiser, pour témoigner d’un état de conjonction au-delà de toute conceptualisation. « Celui qui purifie son cœur de toute pensée se verra lui-même comme s’il se tenait devant Dieu. » Dieu n’a pas de forme physique, mais la prière nécessite, phénoménologiquement, l’emploi d’une image pour désigner l’irreprésentable, en l’occurrence la Shekhinah.
D’après l’adage talmudique de Siméon le Pieux, alias Hana ben Bizna : « Celui qui prie doit toujours penser qu’il a la Shekhina devant lui », ce qui fait écho aux Psaumes 16 :8 : « J’ai toujours le Seigneur devant moi. » Dans la littérature rabbinique, la locution « ke-illu », comme si, marque une hésitation entre le réel et l’imaginaire ; l’imaginaire revêt une vibration plus intense que l’ontologie réelle.
Ces tournures reflètent une forme anthropo-théomorphique de désir qui remonte à la tradition néoplatonicienne transmise par des sources musulmanes ; comme le remarquait Jacques Derrida, si l’apophase tend à l’athéisme, alors l’athéisme le plus conséquent, le plus radical porte peut-être la marque en creux du « plus intense désir de Dieu. » Pour ce qui est de Maïmonide, il n’utilise pas le terme athéisme, ni explicitement, ni implicitement, mais sa conception de la divinité repose sur un tel rejet de toute caractéristique qu’on pourrait le lui appliquer malgré tout.
Le piétisme qu’il expose dans son Guide des égarés implique que Moïse, ainsi que les autres patriarches, connurent la perfection angélique sur un mode non empirique, non sensuel, lorsque leurs fonctions physiques élémentaires les eurent abandonnés, c’est-à-dire lors d’état cataleptique dont Maïmonide avait peut-être entendu parler via des penseurs musulmans comme Avicenne ou al-Ghazâli. Tel serait le sens de Deutéronome 5.26-28 : « Qui est l’homme qui ait entendu comme nous la voix du dieu vivant parlant au milieu du feu et qui soit demeuré en vie ? »
Dans Mishneh Torah et Commentaire sur la Mishnah, Maïmonide développe l’hypothèse comme quoi Moïse se serait dépouillé de tous les voiles de la corporalité et aurait rejoint les anges ; en termes philosophiques, il aurait acquis l’intellect séparé de tout support matériel, l’intellect agent.
Dans le septième chapitre de Shemonah Peraqim, Maïmonide affirme que certains des prophètes virent Dieu au travers de nombreux voiles et que seuls quelques-uns virent Dieu au travers un voile translucide, ou, dans le langage des rabbins, au travers d’un miroir poli, « aspaqlariyah he-me’irah », c’est-à-dire un cristal. Plus loin, Maïmonide interprète la volonté de Moïse de voir la gloire de Dieu (Exode 33 :18) comme la prise de conscience qu’il n’y avait plus de séparation entre le divin et lui et qu’il avait atteint la perfection morale et intellectuelle.
Mais Dieu dit alors à Moïse qu’il ne pouvait lui montrer son visage (Exode 33 :23) car Moïse, aussi parfait était-il, restait doté d’un corps, donc incapable d’appréhender la nature incorporelle de Dieu par son seul intellect. Même dans ce cas, l’intellect fait office de voile, ou de cristal translucide, en tout cas d’obstacle à une saisie directe de Dieu.
Ailleurs, Maïmonide affirme que les humains ne peuvent appréhender en toute clarté la divinité ou les intellects car ces derniers sont immatériels et notre vision est enveloppée d’un voile. Il se livre alors à une exégèse du dialogue entre Moïse et le Tout-puissant et du verset : « Tu me verras par-derrière, mais ma face ne pourra être vue. »
Pourtant, en Exode 33 :11, il est dit : « L’Éternel parlait avec Moïse face à face » (« panim el panim »), un verset que Maïmonide rapproche de Deutéronome 5 :4, où l’expression revient : « Nous avons entendu sa voix du milieu du feu », ce qui prouve selon lui que « face à face » désigne « un manière de parler et d’entendre » qui n’a pas d’image, une voix dépourvue de tout repère visuel, « l’écoute d’un parole sans l’intermédiaire d’un ange », un ange, c’est-à-dire, métaphoriquement, l’imagination. Quand Moïse s’entretient avec Dieu, c’est derrière un voile et sans médiation visuelle.
La face, « panim », consonne avec deux expressions arabes, « amâka » et « bayna yadayka », « devant toi » et « en ta présence » ou littéralement « entre tes mains. » Il s’ensuit chez Maïmonide une longue rumination sur la traduction araméenne de l’hébreu par Onkelos le Prosélyte, « u-fanay lo yera’u », soit « Ma face ne se voit point » (Exode 33 :23) en « Tu verras ceux qui sont derrière moi, mais pas ceux qui se tiennent devant moi. » Maïmonide voit dans cet extrait la présence d’êtres supérieurs que l’homme ne peut voir : « Ce sont les intellects séparés, ils ne peuvent être vus tels qu’ils sont. »
Quant à ceux qui se tiennent derrière Dieu, il s’agit des « choses matérielles dotées d’une forme » qui sont « en-deçà des intellects séparés » et qui peuvent être saisis dans leur réalité essentielle, selon leur rang, dans leur existence. » Prise à la lettre, cette réflexion pose un sérieux obstacle à la fois à la connaissance humaine et à l’expérience prophétique en tant que conjonction au divin : personne, pas même Moïse, a fortiori aucun être humain, ne peut parvenir à la saisie de quoi que ce soit d’incorporel, qu’il s’agisse de Dieu ou d’autres intellects séparés.
Selon un célèbre apologue rabbinique, 49 des 50 voies du savoir du monde furent données à Moïse mais la cinquantième ne lui fut pas révélée, ce qu’appuie Psaumes 8.6 : « Vous ne l’avez mis qu’un peu au-dessous des anges. » Même Moïse manque au devenir-Dieu et ne peut s’actualiser en être incorporel. A priori, cela semble contredire l’affirmation de Maïmonide selon laquelle l’intellect est l’image divine selon laquelle Adam fut créé mais aussi la possibilité mystique de la triple conjonction de l’intellect (sekhel), du sujet connaissant (maskil) et de l’objet connu (muskal)
Toujours se fait sentir le besoin d’une métaphore pour l’incommensurable : notre réseau cérébral est tel qu’il n’échappe pas à ce recours dans notre appréhension de la vérité et de l’objectivité et même les mathématiques, domaine abstrait s’il en est, doivent parfois passer par la métaphore pour expliquer leur application au monde concret, celui que nous éprouvons physiquement, corporellement, viscéralement, pourrait-on dire.
Maïmonide n’aurait sans doute pas apprécié la formule, mais il n’existe pas de vérité désincarnée, seulement la vérité sous son voile, c’est-à-dire une vérité voilée par ce qui n’est pas la vérité et si quelqu’un évoquait une pure vérité, une vérité nue, alors ce critère la rendrait invisible car la visibilité est ce voile par lequel nous sommes attirés vers un corps.
Voir Rien : le dévoilement de la face de Dieu chez Maître Eckhart.
Maître Eckhart parlait de l’essence nue de l’âme, « das bloze Wesen der Selen » ou de l’essence sans forme de l’être divin, « das blose formlose Wesen Gotlicher », de l’être supra-essentiel, « Uberwesende Wesen », ou encore de devenir-dieu, « Gote glîch », de devenir-néant, « Nithe glîch », car le divin n’a ni image, ni forme, « noch Bilde, noch Forme. » Pour Eckhart, le mystère se découvre par la perception du visage de Dieu sans aucune médiation d’image, par la perception de ce qui est sans image, c’est-à-dire l’ipséité, « isticheit / istikeit » ou l’être, « Weselicheit », ce que rend l’allemand par un terme intraduisible : « Seinsheit », qui apparie le je-sujet et le Lui-objet.
Eckhart s’approprie l’expression scolastique « négation de la négation », « negatio negationis » pour qualifier la pleine affirmation de Dieu, l’être de l’unité parfaite en dehors duquel il n’y a rien, la face de Dieu qui contient toute chose et toute créature. Négation de la négation : l’âme assimilée au néant sans nom, « ungenanten Nitheit », au rien qui n’est pas, « nihtes Niht », l’au-delà de l’être, « über Wesene », le non-être, « untwesene », avant que l’être soit.
Tout comme la ténèbre n’est pas la privation de lumière mais une réfraction de sa splendeur, l’apophase et la cataphase nous répètent cette évidence : rien n’est rien, mais quelque chose malgré tout. Dieu suspend le néant de l’âme pour la préserver dans sa choséité. L’âme se nie dans le sans-fond, mais Dieu la rétablit dans son fond essentiel. L’évidement du soi s’accomplit par le rétablissement de l’âme, remise en son néant essentiel, « uberwesende nitheit » ; l’abyme de la face de Dieu et la plénitude de son être, « den Abgrund seiner Gottheit und die vüllede seines Wesens und seiner Natüre. »
La nature fondamentale de la vérité est telle que le soulèvement du voile qui cache son fond absolu — le vide essentiel de toute chose — ce n’est pas la vérité sous le voile qui apparaît, mais un autre voile qui révèle à son tour une vérité intangible, imperceptible, du moins, ce qui se révèle là est qu’il n’y a d’autre vérité que le voile de ce qui se voile.
La face de Dieu est simultanément voilée et découverte comme un masque qui cache un autre masque et il s’ensuit que seule l’âme peut appréhender « Dieu tel qu’en son fond essentiel, au-dessus de toute chose et de tout être » ; désocculter l’occultation de l’occulté c’est dissimuler la dissimulation de ce qui est dissimulé, révéler que l’être de Dieu est Rien, « Göttlich wesen enist niht glîch », mais un rien qui est : la pure essence qui précède toute division entre être et non-être. « Quand je dis Dieu n’est pas un être mais au-dessus de tout être, je ne nie pas son être, au contraire, je l’exalte en Lui. » Dans un autre sermon, Eckhart commente Actes 9 :8 : « Saül se releva de la terre et bien qu’il eût les yeux ouverts, il ne voyait rien »
« Il ne voyait Rien, c’est-à-dire Dieu. Dieu est Rien et Dieu est quelque chose. Toute chose est rien et la lumière qui brille en Dieu brille dans les ténèbres et Dieu est la seule et vraie lumière : pour la contempler, il faut être aveugle et se dépouiller de Dieu qui est quelque chose et quand l’âme est une et qu’elle parvient à sa propre négation, alors, elle trouve Dieu en Rien. »
Clairement, il y a une contradiction entre l’affirmation que Dieu est à la fois Rien et quelque chose, ou que pour voir la lumière de Dieu, il faut dépouiller Dieu de toute chose. La contradiction se lève à un autre niveau : par l’exclusion du tiers exclu, grâce à cet espace où nous discernons que quelque chose n’est absolument rien, par l’interstice au travers duquel nous appréhendons la lumière qui brille dans les ténèbres, la ténèbre qui illumine l’essence de la lumière et pour voir dans les ténèbres, il faut voir la ténèbre dans la lumière.
Lorsque nous percevons la choséité de Dieu dans son néant essentiel, alors, nous percevons, comme Paul, que toute créature est faite de ce néant essentiel, qui est celui de Dieu dont l’essence est d’être Néant, rien.
La tentation est grande de l’interpréter comme un acosmisme. Pour ma part, je pense qu’Eckhart cherchait moins à nier l’évidence du monde concret qu’à montrer à quel point la nature de la réalité est commensurable à ce néant essentiel qui est toute chose en n’étant rien lui-même. Considérer le néant en toute chose, en toute créature, implique en retour d’appréhender le non-être qui mène le néant à l’être.
Cette intuition méta-ontologique — celle de l’identité essentielle de l’être et du non-être dans la face de Dieu — mène à reconnaître que seule la parole transcende la parole et que seul le langage peut résoudre ses propres apories. Dans l’absence parfaite du sans-fond, nulle parole, nul verbe ne peut prononcer le nom indicible de Dieu, rien hormis le silence qui est cet indicible appel auquel il doit être répondu.
La voie négative est un ressassement infini ; en termes théologiques, il s’agit d’un dépassement du théisme par le théisme, par la face de Dieu et en ce sens, il implique un voilement et un dévoilement constant, un passage permanent entre l’apophase et la cataphase. L’inexprimable ne s’approche que par l’échelle des noms ; le sans-forme est inaccessible hormis par le véhicule de la métaphore ; l’irreprésentable est invisible, hormis par image.
Ces intuitions que nous trouvons chez Eckhart se présentent également chez Maïmonide… et pour cause, Le Guide des Égarés contribua à façonner la théologie négative du mystique rhénan. Le retrait du langage n’implique paradoxalement pas son interruption : le mystère de ce qui est dit, par écrit ou oralement, demeure toujours déjà inaccompli car toute contemplation est une incessante progression vers ce qui ne peut être contemplé intellectuellement, une ascension de la connaissance vers ce qui ne peut être connu hormis sous le nom d’inconnu.
L’appréhension du divin se fait dans la stupeur et le tremblement : voir ce qui ne peut être vu est un non-voir, la vision du non-manifesté est une forme d’aveuglement. De même, l’examen du sans-fond de l’existence implique le silence, mais ce silence en dit long, est une forme de langage, celui du sujet au-delà du langage représentatif de la logique qui oppose le sujet à l’objet.
La transcendance s’atteint moins par un silence qui serait l’abolition de tout langage que par une équanimité continûment vocalisée, par une forme de murmure essentiel, par le bruissement de l’être, ce que les sources kabbalistiques définissent comme la clef de secrets si définitivement celés que seul un recours à l’apophase peut parvenir à l’articuler. Ne pas franchir le seuil du langage est la seule voie pour franchir le langage du seuil.
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