De l'inconvénient d'être né

Source : Antonin Artaud par Camille Dumoulié, éditions du Seuil, collection Les Contemporains.

La mort n’est pas un état, seule la lâcheté des hommes les fait s’abandonner à elle. Pour qui a, comme Artaud, conscience que la vie est une mort répétée, la mort ne peut avoir lieu car elle a déjà eu lieu au moment de la naissance. Répondant à une enquête sur le suicide organisée par les surréalistes, il nie que ce soit une solution lorsque « la vie elle-même n’est pas une solution. »

« Très certainement, je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé, c’est-à-dire. Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur, d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côté de la mort. Celui-là seul aurait pour moi une valeur. Je ne sens pas l’appétit de la mort, je sens l’appétit de ne pas être… »

Il retrouve ainsi le pessimisme tragique des Grecs qui tient non pas dans la conscience de la mort, mais dans celle qu’il est impossible de n’avoir pas été, et donc de mourir réellement ou, à la manière des mystiques de »goûter son néant. » Mourir réellement serait s’identifier enfin à son être, entrer dans le néant de cet être ; mais une telle identification, qu’il pressent au bout de ses expériences des drogues ou de ses rêves, lui est toujours refusée.

Révolution… Artaud entend ce terme dans son sens étymologique, comme retour à l’origine en vue d’une renaissance et de l’accouchement d’une réalité première, oubliée. Alors même qu’il pourra rêver d’entrer au contact de l’origine, et que certains critiques eurent la fausse naïveté de voir en lui le dernier grand illuminé qui nous aurait rappelé la voie d’un nécessaire « retour aux sources », les textes surréalistes répètent inlassablement cette double fatalité de l’être : l’origine pure comme le pur néant sont impossible.

La cause de cette rupture définitive, Artaud la nomme Dieu. Dans un autre texte sur le suicide, il considère cet acte non comme un anéantissement, mais comme une volonté de se reconstruire par la tentative de « devancer l’avance incertaine de Dieu. » Cependant, dès que la mort s’approche, chargée d’espoirs et de délices, « voici Dieu tout à coup comme un poing, comme une faux de lumière coupante. » Dieu est l’auteur de notre suicide antérieur et la barrière infranchissable entre nous, et notre mort.

Un troisième texte reprend ce thème : « Il y a une interruption obligée de Dieu dans notre être qu’il nous faudrait détruire avec cet être », une irruption qui fait de notre vie un suicide permanent, et dont l’impossible destruction nous sépare à jamais du néant, d’où la conclusion d’Artaud : je crois que je renonce à mourir. »

Ainsi, la naissance et la mort communiquent désespérément. L’investigation de la mort conduit à ce point originaire où, sans cesse, la vie et la mort se séparent et accouent l’une de l’autre, origine dont on ne peut saisir que l’inlassable et toujours nouvelle répétition.

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