Source : Bouddhisme tantrique et alchimie par Françoise Bonardel, éditions Dervy, recommandé par Neûre aguèce.
Tandis que le bouddhisme ancien s’était donné pour tâche de tarir à la source le flux du désir alimenté par la connivence entre attraction érotique (kâma) et soif d’exister (trsma), le Mahâyâna a décelé quel piège pourrait constituer une lutte trop acharnée contre le désir, renforçant de fait sa puissance et confortant par là même l’enfermement dans le samsara.
Convaincu de l’absence d’existence propre des phénomènes et de ce que l’Éveil coïncide avec une entrée silencieuse dans la non-dualité, le Grand Véhicule ne pouvait donner au désir d’autre fin que sa propre suspension dans une forme elle aussi non duelle de conscience suscitant l’expérience d’une « saveur unique » par-delà attraction et répulsion comme le rappelle avec insistance Nâgârjuna (IIe siècle) dans les Madhyamakârikâ : « Ainsi tous les profanes à l’esprit puéril ne discernent pas que les deux extrêmes se rejoignent, l’extrême du désir et l’extrême du non-désir : effrayés par l’extrême du désir, ils cherchent l’évasion dans l’extrême même du non-désir. »
Une réelle équanimité du regard cessant de les opposer, les extrêmes tendent dès lors à se confondre dans un milieu, la vacuité, « sûnyatâ » où devient à son tour possible la résolution tantrique de servir du désir pour s’en libérer : « On traite le mal par ses propres principes, en cherchant à ouvrir, peu à peu, les yeux de l’adepte et à lui montrer le complexe instrument de révulsion psychologique dont il dispose, à condition qu’il en pénètre le sens » écrit Giuseppe Tucci, précisant ailleurs que « kâmâ n’est pas l’amour, mais génériquement toute la vie instinctive, le siège incontrôlé de la procréation et de la jouissance. » C’est à travers l’attraction sensuelle (kâma) que le Tantra espère subjuguer la puissance infiniment plus pernicieuse de la soif inextinguible (trsna) qui enferme l’être humain dans le cycle des existences.
Or, il faut souligner qu’aucune transmutation des passions ne serait possible et encore moins effective, si elle n’avait été précédé par une sorte de vision anticipatrice relevant elle-même du désir, de la « grande passion » disent parfois les textes tantriques, pour le distinguer du feu passionnel qui lui brûle, enchaîne, s’il n’est pas anéanti ou transmuté selon le véhicule bouddhique dans lequel on s’engage.
Car ce qui importe, avant tout choix relatif à une voie, c’est de souhaiter intensément être délivré ; c’est d’ardemment le désirer, tout comme l’alchimiste désir l’or encore immature dans la nature, et se donne les moyens de le réaliser. Il faut donc que le bouddhisme radical quant à l’extinction de la soif d’exister ait lui aussi fait place à ce type de désir qui, surdéterminé par l’attrait du plaisir lié à l’assouvissement des passions, fait du Tantra une voie de libération à nulle autre pareille.
Des formulations frappantes donnent au Tantra sa coloration provocatrice et paradoxale : chevaucher le tigre (Evola), lécher le miel placé sur un rasoir, faire l’amour à un serpent venimeux : « Si tu regardes, vois avec les yeux d’un aveugle ; si tu as soif, bois l’eau d’un mirage. »
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