Troisième partie de la nuit

 

Source : Ossuaires, anatomie du Moyen Âge roman, par Jean-Clet Martin, éditions Payot, collection Petite Bibliothèque scientifique.

Eadamer, le principal biographe de saint Anselme, raconte :

« Une certaine nuit, aux prières de vigile, la lumière se fit dans son esprit : tout lui apparut avec clarté. Son cœur se remplit d’une immense joie. Il crut reconnaître un coup de la grâce, et dans le premier feu de sa découverte, il écrivit tout le fond de son argumentation, sur des tablettes de cire, qu’il confia aux soins d’un moine. Quelques jours après, il les redemande ; on les cherche, on ne les retrouve pas. Aucun frère ne sait ce qu’elles sont devenues ; Anselme se hâte de réparer sa perte, et trace une nouvelle rédaction des mêmes pensées sur d’autres tablettes, qu’il recommande, au même dépositaire. Celui-ci les cache dans le coin le plus secret de son lit, et le jour suivant, sans s’être aperçu de rien, il les trouve brisée en mille pièces sur le carreau ; il en ramasse les morceaux, et les porte à Anselme, qui les recueille, les rapproche, et parvient avec peine, à peu à près, à retrouver l’écriture. »

Au moment où les prières de vigile scandent le rythme de la pensée, il fait nuit. Sombre. Profonde. On ne voit pas grand-chose. Juste quelques bijoux. Quelques reliques. Autant de vers rouges qui rejettent leurs brûlures de grenat sur les murs aveugles de l’abbaye du Bec. Là, Anselme a trouvé refuge et, en ce lieu obscur, en cette nuit indéterminée, il s’encourage lui-même à tracer son petit bonhomme de chemin.

« Va, petit homme, cache-toi, fuis un moment ce qui t’occupe, abrite-toi de tes pensées tumultueuses, dépose maintenant tes soucis, ce fardeau, et remets à plus tard tes obligations, ce labeur. » Va, petit homme, « entre dans la cellule de ton esprit, chasses-en tout, sauf Dieu et ce qui peut t’aider à le chercher, et porte close, cherche-le. »

En cette heure interminable où sonne la cloche des mâtines, entre deux heures trente et trois heures, l’esprit lentement s’éveille, attendant laudes qui ne veut pas arriver, qui s’éloigne de minute en minute, de minutes en éternités. En ce lieu hors du temps, la psalmodie, surgie du fond d’une basilique sans ouverture, peut pénétrer la crypte de ton esprit, inscrire sa résonance jusqu’à ta rétine pour faire la lumière, comme un coup sec, dans la pénombre de ton crâne.

Maintenant, va, petit homme de vigile, enferme-toi dans « l’œil de ton esprit », au seuil de ta cellule close, écris ce que tu vois, du fond de ton immense joie, jusque sur les tablettes de cire vierge que tes doigts délicats effleurent.

Et, note Anselme, en guise de préambule, cette lumière qui emplit d’un coup l’orbite de son esprit ne suffit pas à faire un livre. Elle ne concerne pas davantage ce qu’un auteur peut signer comme sa propriété. Cette lumière, couchée sur les tablettes de cire vierge, n’est pas digne du nom de livre, ou de porter un nom d’auteur. » Elle a le défaut de ne pas fermer le livre, mais d’ouvrir une bibliothèque qu’une vie personnelle ne suffit pas à remplir.

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