Hypernomisme

 

Pris sur Academia.edu. Incarnation angélique : représentations féminines de Jésus ou la transfiguration charnelle dans la kabbale chrétienne de Johann Kemper par Elliot R. Wolfson, chapô et traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content.

« Celui qui est petit est grand et celui qui est grand est petit »

Zohar

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« Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. »

Matthieu 23 :12

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« Le secret du passage à la ligne, c’est l’appui extérieur »

J.P.

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Dans la longue histoire du judaïsme, les représentations du corps reflètent à la fois le contexte intérieur et extérieur et l’incarnation y occupe la place d’un problème essentiel dans la délimitation des frontières qui séparent le judaïsme d’autres communautés de foi.

Mais ces frontières sont contigües et parfois poreuses, en particulier dans le cas qui nous préoccupe. Les débuts de l’âge moderne représentent une période exceptionnelle où ces mêmes frontières entre Juifs et Chrétiens se relâchèrent, exacerbant, chez les Juifs, le dilemme entre la préservation de l’élection et la perspective de l’assimilation.

Le phénomène de la conversion éclaire en particulier le statut du corps dans ce qu’il a d’identitaire et dans ce qui le distingue des autres. Un des plus célèbres juifs convertis au christianisme fut Moïse ben Aaron ha-Kohen, né à Cracovie (1670-1716) qui reçut le nom Johannes Christianus Jacobi après son baptême par Johannes Friedrich Heunich, le 25 juillet 1696, à Schweinfurt.

Les manuscrits en hébreu, qu’il rédigea au début du dix-huitième siècle, alors qu’il enseignait cette langue à l’Université d’Uppsala (Suède), portent le surnom de Kemper. Sous ce pseudonyme, il avait entrepris de démontrer la vérité de sa nouvelle foi en l’étayant par la kabbale, en particulier le Zohar ; Kemper démontrait ainsi que le messie chrétien était l’aboutissement d’une très ancienne tradition d’ésotérisme juif.

Bien sûr, l’intention était polémique et stratégique : son interprétation fondamentalement biaisée le rapproche des kabbalistes renaissants, bien qu’il préserve l’aspect ritualiste et théurgique de sa foi d’origine.

L’exégèse de Kemper nous présente un étrange mélange de données juives, halakkiques, haggadiques, kabbalistique et de doctrine chrétienne, l’articulation entre les deux étant assurée par l’orientation théosophique du corpus zoharique. Bien qu’hétérodoxe d’un point de vue juif, le résultat estompe la ligne de démarcation entre les deux spiritualités abrahamiques.

Jésus féminin.

La représentation de Jésus sous un jour féminin ne doit pas être confondu avec son émasculation ni avec un Christ efféminé ou asexuel.

Ce Jésus féminin provient sans doute d’une l’hybridation spéculative entre la Sophia et le Saint-Esprit, une tendance déjà présente dans l’Antiquité tardive, dans certaines sources gnostiques, mais dont on trouve déjà des échos dans Matthieu 23 :37 ; Luc 13 :34, qui rappellent Deutéronome 22 :6.

Au treizième et au quatorzième siècle, Julian de Norwich décrivait Jésus comme la « mère de l’humanité » et les sermons de Maître Eckhart évoquent le nom maternel de Dieu, « müeterlich name », pour désigner son engendrement du Fils, le pouvoir du Néant naturel, opposé à la paternité.

Pour le kabbaliste chrétien Guillaume Postel, Marie et Jeanne étaient toutes deux des incarnations de la Shekhinah dans le monde matériel, mais, à ma connaissance, jusqu’à Kemper, personne n’avait décrit le Sauveur en ces termes. Par la suite, au dix-huitième siècle, on rencontrerait ce point de vue chez les frères moraves autour du Comte Nicolaus Ludwig von Zizendorf, un pasteur charismatique qui avait commencé sa carrière dans la région de Wetterau, avant de s’étendre en Europe, puis dans les colonies luthériennes et calvinistes du Nouveau Monde.

Les frères Moraves ne remettaient pas en question le genre masculin de Jésus, mais ils lui consacraient néanmoins, ainsi qu’au Saint-Esprit, un répertoire d’attributs féminins, maternels ou sexuels : ainsi, la blessure dans son flanc devenait une matrice d’où les croyants pouvaient renaître ou le vagin par lequel les âmes s’unissaient à la divinité.

Cependant, l’acceptation des femmes au sacerdoce — elles pouvaient célébrer l’office et conférer des charges ecclésiastiques à d’autres femmes — allait entraîner un conflit entre les Frères Moraves et le clergé protestant, qui se sentait menacé par cet égalitarisme théologique, bien qu’il fût en réalité plutôt limité à quelques communautés.

Abstraction faite de l’influence possible de la kabbale sur Zizendorf, la similitude est flagrante entre l’image du Christ souffrant et les représentations d’un Jésus zoharique féminin que l’on rencontre dans l’eschatologie sabbataïste du dix-septième siècle, en particulier l’identification d’un messie masculin avec des configurations séfirotiques féminines.

Chez Kemper, la tentative s’enracine dans une tradition polémique bien plus ancienne, à la fois juive et chrétienne, pour attaquer la confession de l’autre, par le recours au corps, marqué par le signe féminin, alors que l’esprit, la spiritualité authentique, serait, elle, masculine.

Kemper, en croisant l’ésotérisme juif et la piété chrétienne, sape subtilement cette démarcation : il attribue constamment un rôle spirituel au somatique et un rôle somatique au spirituel. Les caractéristiques féminines, traditionnellement négatives, sont transférées au Christ dont le corps souffrant, humilié, immergé dans le monde matériel, est sauvé ; il devient l’icône d’une nouvelle incarnation de la parole et du texte, disponible pour le Juif qui, comme Kemper, cherche à transmuer la chair en Verbe, en se modelant sur le Verbe fait chair.

Traiter le corps comme un texte qui est l’image d’un texte qui est un corps… Kemper a visiblement connaissance de la notion kabbalistique du « corps hyper-littéral », c’est-à-dire l’idée que le corps, dans ses composants essentiels, est formé des lettres de l’alphabet hébreu contenu dans le Tétragramme, l’essence de la Torah, à la différence près que cette « textualisation » du corps n’est pas produite par la contemplation du nom divin par l’étude et par la pratique de la Loi, le « guf elohi », mais par l’incorporation par la foi d’un corps christique, corpus Christi, ou Logos, « memra », qui serait la Torah primordiale, ou Nouvelle Torah, « Torah hadashah » ou encore Torah orale, celle qui est composée des paroles du Christ, conservées dans l’Évangile.

On peut donc parler d’une réciprocité entre Jésus et l’homme, le corps du Christ étant l’image qui devient texte, et le corps de l’homme étant l’image incarnée de ce texte. Telle est selon Kemper l’interprétation correcte de la création d’Adam à l’image de Dieu, « Tselem elohim », une image corporelle, mais qui est celle du corps du Christ. Le Beriah ha-Tikhon nous dit : « Il créa le monde et Adam à son image et à sa semblance et les apôtres le virent lorsque Jésus rompit le pain. »  Dans Matteh Mosheh, Kemper commente le Zohar qui dit : « L’image de Daniel n’a pas changé même dans la fosse aux lions et c’est pour cela qu’il fut sauvé. »

D’après Kemper, il en fut ainsi parce que « Daniel croyait au Messie, à la divine image et à sa semblance [tselem elohim u-temunato] Daniel était à l’image humaine [tselem ha-adam ha-yashar] comme Adam, qui fut créé par Dieu. « Adam brisa cette image, mais celui qui croit en Jésus-Christ devient un homme nouveau [adam hadash] et retrouve l’image primordiale [ha-tselem ha-kadmon.] » On peut considérer qu’il s’agit d’une anthropologie paulinienne : par sa mort, le Christ a remis les péchés de l’humanité depuis la Chute. Néanmoins, Kemper s’éloigne de la perspective chrétienne sur un autre point.

Renaître en Christ n’implique pas, comme c’était le cas pour l’auteur d’Ephésiens (4:22-23), qu’on devient un « l’homme nouveau » par une métanoïa, un renouvellement de l’esprit, mais plutôt que l’image divine d’après laquelle Adam fut créé, l’image incarnée en la personne de Jésus, est rétablie dans celui qui proclame sa foi en Christ. « La circoncision est le signe que les Juifs furent revêtus de cet homme nouveau. » L’image divine a trait au somatique, au corps physique, et non à l’esprit, au corps spirituel. Kemper se veut plus explicite dans un autre passage du Matteh Moseh : « L’homme corporel [adam gufani] est créé à l’image et à la semblance de l’image de l’homme d’en haut [tselem demut diyokna adam she-lema’alah’] et tel est le Messie. »

Chez Kemper, le corps et le sang du Christ ne se transsubstantient pas en pain et en vin mais en encre et en parchemin ; de même, il montre une prédilection pour le symbolisme eucharistique dont il trouve des allusions cryptées dans les sources rabbiniques et zohariques à chaque fois qu’apparaît le mot « pain », « lehem », qui désigne le corps du Christ. Le secret du pain, c’est le corps, et le corps est le Nouveau Testament, « berit hadashah » qui est donné à ceux qui ont la foi et qui le consomment.

Sabbataïsme et kabbale chrétienne.

Il n’existe pas de preuve directe d’une influence sabbataïste dans la féminisation de Jésus chez Kemper. Néanmoins, selon mon postulat, les répercussions d’un événement historique d’importance se révèlent aussi bien par ce qui est dit à l’avant-plan du texte, que par le non-dit de son contexte d’émergence.

Selon des historiens comme Gershom Scholem ou Yehuda Liebes ou Elisheva Carlebach, il existe un lien indéniable entre le sabbataïsme et la conversion de Kemper. Ce courant hérétique accrut les espérances messianiques des Juifs et l’intérêt de certains chrétiens pour le judaïsme : une réconciliation pouvait s’opérer par le baptême.

Dans ses écrits en allemand, où il justifie sa conversion, ainsi que dans sa somme zoharique en hébreu — publiée en 1711 sous deux titres et noms différents, pour manifester sa double appartenance de l’auteur —, Kemper témoigne de sa consternation lorsque la prophétie du prophète polonais Zadoq de Horodna (1695) s’avéra fausse et que Sabbataï Zevi ne revint pas.

La désillusion sabbataïste n’explique pas tout, mais l’autobiographie de Kemper ne laisse pas de doute sur son aspect catalyseur. La conversion constituait une opportunité pour transférer et de conserver cet enthousiasme messianique qu’il avait discerné dans la kabbale, les homélies zohariques et que l’eschatologie sabbataïste avait réfractée dans son prisme.

Dans son commentaire zoharique intitulé Beriah ha-Tikhon, Kemper se livre à une exégèse de Lévitique 16:3 :

« Voici avec quoi Aaron entra dans le sanctuaire. [be-zo’t yavo aharon el ha-kodesh] Ce verset induit les Juifs en erreur quant au Messie… ils donnent une valeur numérique de 408 à be-zo’t, s’imaginant qu’oint de la sorte, Aaron, le grand-prêtre, entrerait dans le Saint des Saints, mais, dans leur erreur, ils donnent des gages aux chrétiens puisque les Juifs eux-mêmes reconnaissent que le Messie est le Grand-Prêtre et cela conformément au Nouveau Testament. »

L’interprétation numérique à laquelle se réfère Kemper fait allusion à la date de 1648, lorsque la venue du Messie était attendue en Pologne, d’après une interprétation basée sur Zohar (1 :139b). Or, 1648 fut une année de pogrom mais par la suite, certains sabbataïstes prétendirent que c’est alors que Sabbataï Tsevi aurait reçu son appel.

Dans un autre passage du même traité, Kemper évoque clairement ces massacres en Ukraine, entre 1648 et 1649 et d’autre par, s’il ne cite pas explicitement le sabbataïsme, son identification du messie au Grand-Prêtre, constitue bel et bien un trope de la littérature sabbataïste, tout comme l’identification de Sabbataï Tsevi à Métatron.

La tâche messianique de Kemper constituait à trouver un point d’articulation entre christianisme et judaïsme de telle manière à favoriser l’échange de l’un à l’autre. Il devait trouver des points d’appui dans l’ésotérisme, dans le langage caché, « lashon nistar » du Zohar ainsi que chez Abraham Ibn Ezra, où il trouve des allusions cachées à Jésus.

Ce contexte sabbataïste explique non seulement le propos de Kemper car il s’inscrit particulièrement bien dans le panorama intellectuel de son temps. L’estompement des frontières théologiques entre les deux confessions se retrouve dans d’autres sources et sans doute existait-il alors une herméneutique souterraine qui poussait la tradition halakkique à ses limites en substituant la transgression à la piété et où Jésus était l’accomplissement de la Loi et non son abrogation. L’approche de Kemper s’apparente à ce que j’ai appelé « l’hypernomisme » à l’opposé de l’antinomisme décrit par Scholem.

« Abroger la Torah ne représente ni une désobéissance ni une apostasie, mais un changement de monde. » Enfreindre la loi n’est pas une fin en soi, pas plus qu’elle n’est un aboutissement, mais plutôt le passage à un autre régime ontologique, incommensurablement autre, et qui correspond à une transformation de l’esprit.

Transgresser la Torah entraîne de nouveaux comportements rituels corrélés aux temps eschatologiques. La rédemption se réalise par la conservation de la foi, mais cette foi se traduit par la fidélité à la désobéissance.

Cette logique paradoxale, qui réclame pour elle le tiers du tiers exclu aristotélicien, s’enroule autour de l’identification du messie au serpent, une représentation qui figure déjà dans des sources kabbalistiques du treizième et du quatorzième siècle, avant de faire surface dans des écrits sabbataïstes, avec l’équivalence numérique de « mashiah » avec « nahash », tous deux égaux à 358.

Kemper recourt à cette numérologie dans ses propres écrits, par exemple dans un commentaire de Matthieu, dans son Me’irat Enayim, il évoque l’équivalence numérique pour montrer le « grand mystère » (« sod gadol ») de la puissance du Christ sur Satan, le serpent originel, « nahash ha-kadmoni » ; en Exode 7 :9-12, Aaron transforme sa verge en un serpent qui avale les serpents des sorciers égyptiens, « nehash nehoshet » ; en Nombres 21 :6-9, Moïse brandit un serpent de cuivre, pour guérir les Israélites, « ha-nehashim ha-seraphim. »

Du point de vue de Kemper, le mystère de Jésus renversant Satan implique que Jésus et Satan sont un, tout comme le bâton de Moïse est lui-même un serpent, tout comme le Christ est Métatron.

Le serpent qui induit Ève en tentation a, selon Kemper, la forme d’un des anges du trône de gloire. Cette coïncidence des contraires fait brèche dans la logique aristotélicienne et s’applique également au rituel où la transgression devient soumission à la loi.

En fait, le sabbataïsme est fidèle à la Loi, à sa façon : il ne peut oblitérer toute la tradition halakkique dans laquelle il puise son inspiration pour accomplir les paradoxes du messianisme où le dépassement de la loi devient sa prolongation, et aboutissement, à un autre niveau.

Torah orale et Christ incarné.

La verge de Moïse est la clef qui ouvre le secret du messianisme auto-réalisateur de Kemper ; pour le comprendre, il faut expliquer les titres des chapitres de son commentaire zoharique. 

« Il s’intitule Matteh Moseh en vertu de mon premier nom, mosheh, et Makkel Ya’akov en vertu de mon nom actuel, car j’ai lutté contre les Juifs et je l’ai emporté. »

Verge de Moïse, « Matteh moseh », Exode 4 ;2-4 et « Makkel ya’akov », bâton de Jacob, Genèse 30:37, correspondent respectivement aux noms juifs et chrétiens de l’auteur. « Ton nom ne sera plus Jacob mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes et tu as été vainqueur » (Genèse 32 :38) La référence de Kemper évacue les « dieux » (Elohim) et remplace les hommes par les Juifs (Yehudim) pour mettre sa conversion en évidence.

Plus loin, il cite Moïse frappant le rocher pour en faire jaillir l’eau (Exode 17 :6), pour « soumettre les enfants d’Israël qui subissent aujourd’hui l’épreuve de l’eau amère, qu’ils ne peuvent boire, alors qu’elle est pourtant le Saint des Saints, Jésus-Christ qui alla au désert pour ramener l’eau vive, celle qui leur était destinée. »

Le rejet de Jésus par les Juifs a transformé l’eau vive en eau de Mara, mais Kemper a reçu la mission mosaïque de frapper à son tour le rocher, pour en extraire la source, et convertir ce peuple à la nuque raide, « lekayem nefashot me-yisra’el. » Cette mission messianique consiste à « pénétrer dans la chambre la plus secrète des traités de la tradition de nos pères », le Sefer ha-Zohar, « le plus ancien des livres parmi les Juifs qui se font appeler keneset yisra’el, assemblée d’Israël. » L’imagerie est claire : non seulement les Juifs doivent reconnaître le christianisme, mais admettre que ses racines plongent dans le judaïsme, en particulier les mystères de la kabbale.

L’exil juif doit être compris comme le résultat d’une obstruction par Satan : l’obstacle doit être levé, le messie reconnu et sans doute Kemper s’arrogeait-il ce rôle d’éveilleur de conscience, de Moïse de la conversion, « go’el ri’shom », premier rédempteur, rédempteur en corps, Jésus étant le rédempteur spirituel de la fin, « go’el aharon. » La centralité de ce motif messianique rappelle l’association Moïse/Sabbataï Tsevi.

De même, chez Kemper, c’est un ange qui apparaît à Moïse lors de l’épiphanie du buisson ardent (Exode 32) et cet ange est Jésus, « le rédempteur, le premier et le dernier », « zeh ha-go’el ri’shon we-aharon. » C’est Jésus qui apporte la libération physique et spirituelle en tant qu’Alpha et Oméga.

Ce couplage Jésus/Moïse chez Kemper nous entraînerait trop loin et mériterait une étude distincte. Je vais donc citer un extrait du Matteh Mosheh pour souligner ces affinités. Le passage du Zohar que Kemper commente dit ceci :

« Et l’esprit de Dieu (Genèse 1 :2) est l’esprit du Messie. À l’origine, c’est lui qui flottait sur la face des eaux de la Torah et la rédemption fut car il est écrit : Et Dieu dit que la lumière soit. Alors, le Seigneur le renvoya du jardin d’Éden (Genèse 3 :23) et de la main du Messie qui était en Éden… Pourquoi cela ? Pour labourer la terre qui est la Shekhinah ; à l’Orient du Jardin, il posta deux chérubins et ce sont le Messie fils de David et le Messie fils de Joseph, car Il puisait à l’esprit du Messie qui était Siloh, le lieu dont il est dit : Je prendrai de l’Esprit et je le mettrai sur toi (Nombres 11 :17) car Siloh vaut numériquement Mosheh. Et Il posta [les deux chérubins] à l’Orient, pour placer Siloh devant eux, pour qu’il flotte sur le visage de la Torah et que la rédemption vienne d’eux. »

Cet extrait [assez obscur] du Zohar prouve selon Kemper que « le Messie est de Dieu, « elohim », car son nom est compris dans l’expression esprit de dieu, « ruah elohim » et parce que ce messie sera le rédempteur, « go’el. » La rédemption sera spirituelle « ruhanit » et non physique, « gufanit », ce que, d’après Kemper, les Juifs admettaient également, par exemple dans l’interprétation midrachique de la lumière en Genèse 3 :24, qui se décrypte symboliquement par le Messie fils de David et le Messie fils de Joseph. Kemper, lui, considère que « notre Messie est fils de David mais on l’appelle aussi fils de Joseph et il est le chemin de l’Arbre de vie, ainsi qu’il est écrit dans le Nouveau Testament. »

Kemper se montrait critique sur la tradition pharisaïque selon laquelle il existait deux sauveurs distincts, de la maison de Joseph et de la maison de David. Son identification des deux messies à des chérubins s’explique par R. Quatina qui affirmait que les chérubins étaient masculins et féminins. Ce messianisme double reflète donc l’androgynie de la face de Dieu et sans doute Kemper avait-il cela en tête : sa description de Jésus ressemble fort à celle des sabbataïstes, comme quoi leur messie personnifiait l’être de l’androgyne divin.

Moïse en tant que messie partage un tel rôle. « Siloh, le lieu dont il est dit je prendrai de l’esprit, signifie que le messie était orné d’un corps de peau et de chair et que ce corps avait pour nom Siloh et cela est facile à comprendre » écrit Kemper. Siloh, surnom de Moïse, désigne donc l’incarnation du Christ. Moïse représente le divin sous forme anthropomorphique car les lettres de son nom se transposent en ha-shem, le nom, qui fait référence au Tétragramme dont la valeur est 45. Yod+He+Waw+He = [10+6+4] + [5+1] + [6+1+6] + [5+1] ont la même valeur que le mot Adam : Alef + Dalet + Mem = 1+4+40. Jésus est la somme de Dieu ornée d’un corps physique.

« Les lettres de Mosheh transposent ha-shem ; le shin de Moshe est la première lettre du mot « shem » et ce qui reste de Mosheh est « mah », c’est-à-dire les lettres « mem » et « he », qui ont la valeur numérique d’Adam, qui est le quatrième du trône du chariot, lequel consiste en trois créatures et en l’Homme, et tous ensemble, ils forment le quatrième vivant, et tous les quatre le contemplent. »

On reconnaît là le Tétramorphe : le quatrième visage, contemplé par Ezéchiel, est celui de l’homme et les trois autres, le taureau, l’aigle et le lion. Selon Kemper, l’Homme du Tétramorphe est Moïse dont les lettres portent le Nom de Dieu. Moshe = ha-Shem = Adam.

Tacitement, Kemper transfère le Zohar de Moïse à Jésus. Sans doute, se considérait-il comme l’intercesseur entre les deux messies, comme celui qui occupait la position privilégié pour annoncer à la fois la rédemption par l’esprit, « ge’ullah ruhanit », qui avait commencé avec Jésus, et la rédemption du corps, « ge’ullah gufanit », qui avait commencée par Moïse. Jésus compte sans doute plus que Moïse mais ce dernier est indispensable pour atteindre le premier : c’est par l’incarnation que Dieu libèrera le corps.

Kemper poursuit en citant le Tikkunei Zohar : « Et le Seigneur lui indiqua un bois (Exode 15 :25) cet arbre est l’arbre de vie et grâce à lui, l’eau devint douce, car Moïse est l’oint, « mashiah », dont il est dit : la verge de Dieu est dans ma main. Cette verge est Métatron, qui est de la vie et de la mort. Ainsi, se fait-il verge quand il assiste le bon côté et serpent, s’il s’oppose à lui. »

Kemper écrit : « Jésus est l’Arbre de vie, il est l’eau douce pour qui a foi en lui et il est le bâton qui punit pour celui qui le renie ; il se transforme alors en serpent, comme il le fit devant Pharaon, qui était de la secte des non-croyants. » Cette identification de Jésus au serpent est sabbataïste et se renforce par la référence à l’Arbre de Vie, c’est-à-dire la proclamation de foi, l’évangile, la parole, le Logos, et non plus, l’obéissance à la loi écrite de la Torah, la Torah des lettres. « Rien que la Torah orale, la parole de Dieu incarnée en Jésus. »

Il y a donc clairement déplacement du corps du texte, des mots imprimés, au corps du verbe, fait de phonèmes, l’ipsissima verba, la parole du Christ, le kérygme, du Nouveau Testament, « berit hadashah. » Ironiquement, on pourrait se dire que Kemper reformule le Talmud, dans un moule christologique : ce ne sont plus les discussions légalistes ou les récits des sages qui importent, mais les paroles du Christ. Jésus est la Torah orale, mais aussi l’incarnation des Écritures, au sens kabbalistique, le Nom qui est la Parole.

D’après le Zohar, le Messie est à la fois la Torah écrite et la Torah orale, le lait et le vin, la miséricorde et le jugement. En conséquence, selon Kemper, le Logos divin, « ma’amar ila’ah », renferme les deux Torah, mais la Torah orale désigne désormais « l’effort de déchiffrement des nouveaux commandements », « ha-torah hadashah », « la proclamation de Jésus, « keri’at yeshu’a », les mots qu’il prononce de sa sainte bouche, et la purification du cœur de ceux qui se vouent à lui. » Le Logos est à la fois Torah écrite et orale, et cette dernière explique et interprète la première, la Nouvelle Torah, issue de la bouche même de Jésus.

Il n’y a donc pas de bifurcation entre Logos et grammaire. Le Logos n’est pas simplement une déclamation performative, mais se situe à la croisée de l’écrit et de la parole, à la fois parlé et écrit, écrit et parlé. La parole parlée (phonologique) de Jésus est la voix écrite (scripturale) de Dieu.

« Jésus est l’index de Dieu qui entaille l’argile de notre cœur et nous montre ainsi le chemin. »

Jésus = Shekhinah

Chez Kemper, parmi les réécritures les plus originales de la corporalité, on trouve l’identification de Jésus à la Shekhinah et pour prendre toute la mesure de cette approche, il faut tenir compte des attributs traditionnels de cette figure kabbalistique, ainsi que du symbolisme du Zohar, lequel servit de creuset à Kemper pour fondre les deux ésotérismes, chrétien et juif.

Shekhinah est le terme rabbinique pour désigner le séjour de Dieu, sa présence en ce monde ; elle est la dernière des dix Sephiroth dont l’assemblée forme le plérôme divin. La Shekhina possède de nombreux attributs symboliques, mais nous nous limiterons à sa dualité, un principe ontologique présent dès le début de la kabbale et qui a fait couler beaucoup d’encre.

Cette configuration numineuse est androgyne, à la fois dans sa totalité et dans chacun des éléments qui la composent : le côté masculin est celui de la Miséricorde, d’extension et le côté féminin, celui du Jugement, de rétraction. Bien que la Shekhina soit traditionnellement représentée sous forme féminine, comme la Grande Mère, en réalité, elle est bien plutôt une conception androcentrée de l’androgynie, caractéristique de la kabbale. La Shekhinah est conçue comme masculine afin de soutenir l’existence d’en bas, féminine, en canalisant les émanations qui se déversent d’en haut.

Dans un passage du Zohar, l’ange rédempteur, « ha-mal’akh ha-go’el » est parfois féminin mais quand il prodigue ses bénédictions au monde, il est masculin et appelé « homme », comme un homme « honore » une femme, mais quand il juge le monde, il est appelé « femme », comme une femme enceinte.

Lors de l’exécution du Jugement, la Shekhinah resserre l’écoulement d’en haut vers le bas, comme une femme qui garde le fœtus dans sa matrice au cours de la gestation. Au contraire, lorsqu’elle dispense sa bénédiction au monde d’en bas, la Shekhinah adopte une persona masculine, elle est l’homme qui donne sa semence à la femme, lors de l’éjaculation.  Kemper, lui, identifie Jésus à la Shekhinah par des représentations de puissance.

« Le Messie et la Shekhina sont une même chose, l’efflux, ‘ha-shefa’, de la terre telle qu’avant l’incarnation de Jésus, ‘higashmut yeshu’a’, qui les accompagnait dans le désert, et qui fut nommée Shekhinah, mais lorsqu’il s’incarna et qu’il prit forme humaine, alors, il fut appelé Messie, le pilier central, le Fils du Roi, et d’autres noms encore. »

Ensuite, à de nombreuses occurrences, Kemper associe Jésus et Shekhinah en termes d’androgynie. Ainsi, dans Beriah ha-Tikhon, il écrit que tous ceux qui croient en Jésus sont « appelés Israël, les justes qui croient et qui ont foi dans le vrai Dieu, [el yashar] et qui nous ont sortis de la fournaise de l’idole de fer, du côté de l’impureté, et qui sont montés vers le Fils, qui est la Shekhinah et cela se voit dans le commandement de la circoncision et dans le sacrifice pascal. »

Les deux commandements ont donc la même fonction symbolique : la fidélité au nom de Dieu qui est Jésus. Le sacrifice pascal et la circoncision relèvent de Jésus, de l’incarnation, du corps, car Jésus est « sacrifice pour le monde entier, (ki yeshu’a hayah korban kol ha-olam) » ainsi que le « signe de la sainte écriture, (ot reshima kaddisha). »

Le « sang de la circoncision » (dam milah) et le « sang du sacrifice pascal » (dam pesah) se fondent en Jésus, comme les deux expressions du « sang de l’alliance » (dam berit) qui se traduisent symboliquement par les quatre coupes de vin rouge que les Juifs boivent pour la Seder de Pessah, la fête de la libération d’Égypte et qui annonce la rédemption.

Kemper fait sienne la justification paulinienne par la foi plutôt que par les œuvres ; il se méfie du légalisme rabbinique comme quoi le monde à venir pourrait être obtenu par les bonnes actions et non par la foi en l’appel messianique de Jésus. L’approche de Kemper est complexe : Jésus est la concrétisation de la Loi : la voie qui mène au-delà de la loi du corps est aussi celle qui mène au-delà du corps de la loi.

On retrouve là une vieille discorde… Pour Paul et les exégètes chrétiens, la circoncision du cœur remplace la circoncision de la chair, mais Kemper insiste sur l’intention originelle de cette dernière qui vaut toujours pour les Juifs, le peuple du corps du texte, sans qui rien ne se peut. La circoncision physique est le signe que Christ est inscrit dans le corps de l’homme juif, et que le « vieil homme » est mort pour que « l’homme nouveau » puisse vivre. (Ephésiens 4 :21-23)

La circoncision de la chair, selon Kemper, n’a donc rien perdu de son pouvoir spirituel sur le corps politique d’Israël et le rite juif rejaillit sur les chrétiens dès lors que la circoncision de Jésus est le renouvellement de l’alliance, le phallus se transforme en parole qui est le signifiant de Dieu. Dans Avodat ha-Kodesh, Kemper écrit explicitement que Shekhinah est un nom générique (shem kollel) qui s’applique au Père « car il a livré son Fils qu’il a fait circoncire le huitième jour, car Jésus est un rameau de l’Arbre de Vie. » Shekhinah est un des noms de Jésus, mais il peut aussi désigner le père, car ce dernier engendre le premier.

Kemper s’éloigne ici de la kabbale traditionnelle en appliquant ce symbole à des hypostases masculine.

Dans un autre passage de Beriah ha-Tikhon, Kemper poursuit l’identification de Jésus à la Shekhinah et commente le Zohar Ra’aya Meheimna où il est dit que la Shekhinah est « le signe de l’Alliance du côté de Yesod. »

Le nom Shekhinah est un nom générique « shem kollel » appliqué à Jésus lorsqu’il « demeure parmi l’humanité » (« shokhen bein u-vetokh benei adam ») et dans le même temps, Jésus est également identifié au « juste qui soutient le monde » (« zaddik yesod olam ») car il est « la pierre d’angle, le principe et la fondation, le premier et le dernier. » Jésus est l’Alliance, « berit kodesh » ou « berit shalom », et l’Alliance, selon la Kabbale, est androgyne, caractéristique que possède donc Jésus.

L’innovation de Kemper est de considérer que Jésus est à la fois Yesod, phallique, fondateur, et Shekhina, présence qui séjourne. L’association Jésus / Shekhinah lui permet d’associer au premier des attributs de la seconde que l’on rencontre dans la littérature zoharique : royauté (malkhout), royaume céleste (malkhout shamayim), ange de la présence (mal’akh ha-panim), archonte de la présence (sar ha-panim), ange rédempteur (mal’akh ha-go’el), arche d’alliance, Seigneur de la Terre (aron ha-berit adon kol ha-arez), pain des larmes (lehm oni), sagesse (hokhmah), Épouse (matronita), verger des fruits saints (hakal tapuhin kadishin), ouverture (petah) ou ouverture de la tente (petah ha-ohel), rideau ou voile (parokhet / yeri’ah) du Saint des Saints.

Mère Jésus.

Outre l’identification de Jésus à la Shekhinah, le portrait dressé par Kemper reflète une autre appropriation et transformation de la symbolique du Zohar : Jésus en tant que mère.

Le sujet apparaît dans l’introduction du Matteh Moseh où Kemper reprend l’idée zoharique comme quoi le nom YHWH correspond respectivement à la quaternité de la persona divine : le Père (Hohkmah), la Mère (Binah), le Fils (Tiferet) et le Fils (Malkhut) À cet endroit, Kemper insiste sur un secret, « sod nistar » : plus loin, nous apprenons que ce secret a trait à l’interprétation christologique :

« Le Père se réfère à Dieu le Père, le premier degré, celui à qui nous adressons nos prières du matin, Notre-Père qui êtes aux cieux, « avinu she-ba-shamayim. La Mère se réfère au Fils. Pourquoi l’appelle-t-on du nom de la Mère ? En vertu de la seconde des Sephiroth, la sagesse divine, [Hokhmah ila’ah], mais aussi en vertu de sa production [holid] de toute chose, de toute la Création, des cieux et de la terre (Deutéronome 4:39) qui furent son œuvre, en vertu du Targum Yerushalmi, [bereshit, créé par la] sagesse et en vertu du Targum Jonathan qui le loue à plusieurs reprises, « la parole du Seigneur » [memra de-yahw] ; Jean dit aussi de lui qu’au commencement fut la parole…

« Ne vous offusquez pas que le Saint Esprit soit appelé mère, car la Mère s’applique au Fils. Fils et Fille sont des termes de respect et de hiérarchie divine. Il est appelé Fils quand il siège à la droite du Père et son règne s’étend sur toute chose. (Psaumes 103:19) et tout homme s’agenouillera devant lui (Isaïe 45 :23) Ainsi, il est le fils qui hérite du père et ne vous demandez pas s’il est contenu à la fois dans le nom de la Mère et du Fils, car il est dans les dix Sephiroth, du coté droit et du côté gauche. Hokmah à droite et Binah à gauche et il est appelé Fille quand il descend sur terre, humble et monté sur un âne  (Zacharie 9.9.)

« Et lorsque son pouvoir s’affaiblit comme celui d’une femme, en vertu de cet aspect, il prend le nom de Fille et il prend aussi ce nom car voici la fille du roi, elle brille dans sa lumière (Psaumes 103 :19) et sa gloire est toute intérieure et spirituelle et non pas extérieure, car extérieurement, il se présente comme aux autres comme un des leurs. Sa gloire est intérieure car il est le Père et il est dans le Père et pour cette raison, il est nommé Ze’eir Anpin, car il s’est abaissé et diminué pour la rémission des péchés de l’humanité. »

Les configurations (partsufim) de la quaternité zoharique sont réduites à deux, le Père et le Fils, dont la Mère et la Fille sont des avatars. Le Fils est appelé « Mère » en vertu de ses capacités démiurgiques, qui ont trait par l’exégèse 1) à la sagesse du memra, de la parole préservée dans les Targumim araméens 2) à la doctrine du Logos de l’Évangile johannique.

Il y a du flou dans l’imagerie de Kemper qui attribue la féminité au Saint-Esprit — un peu comme dans la kabbale chrétienne de Guillaume Postel ou dans les prêches moraves de Zizendorf — à Jésus, lui-même identifié à Binah, d’où sa remarque comme quoi Jésus est « à la fois du côté droit et du côté gauche, Hokhmah à droite et Binah à gauche », ce qui correspond à la fois au Fils et à la Mère. Ailleurs, Kemper associe l’hypostase du Fils à la seconde émanation Hokhmah. « Le Messie est Hokhmah, le second degré des dix Sephiroth et l’esprit du Seigneur est sur lui, sur cette voie inférieure est le Messie. »

La plupart du temps, Kemper dévie du symbolisme traditionnel. Sa trinité est Hokhmah, le Père, Binah, le Fils (ben yah), le fils de Yod he, dont les lettres donnent Hokhmah et Binah, et le Saint Esprit est le nimbe qui provient de leur combinaison et qui se déverse sur les prophètes.

La notion zoharique d’union hétérosexuelle entre le Père et la Mère, Hokhmah et Binah, se transforme chez Kemper en homo-érotisme asexuel, en une union du Père et du Fils. Cela vaut d’ailleurs pour l’appropriation par Kemper de l’expression kabbalistique « le-shem yihud kudsha berikh hu u-sehkhinteih », « pour la gloire de l’unité du Très-Haut, béni soit-il et de sa Shekhina. »

Au sens conventionnel, ces mots sont prononcés pour réunir le masculin et le féminin aux dimensions du divin, Tiferet et Malkhut, le Roi et la Reine. Mais pour Kemper, la Shekhinah désigne Jésus. Dès lors la liturgie vise à réunir Père et Fils et il s’agit donc d’une refonte homo-érotique de l’imagerie hétérosexuelle.

Le terme « fils » désigne Jésus en tant que « synthronos », terme employé pour désigner la place de Jésus sur le trône, à la droite du Père. Au contraire, le terme Fille désigne le mystère de l’Incarnation, la kénose de Jésus lorsqu’il prend forme humaine, « affaibli comme une femme. » Toute la gloire s’internalise alors, concentrée dans un point, désignée par l’expression rabbinique « bat kol », la fille de la voix.

Par parenthèses, au cours de mon séjour à l’université d’Uppsala, j’ai pu consulter le Zohar que Kemper employait pour ses commentaires. À ma grande surprise, lorsque j’ai ouvert le volume, j’y ai découvert une annotation à côté de la page de titre, disant : « sa puissance fut affaiblie comme ’une femme » suivie d’un renvoi au Zohar, à la section consacrée au Livres des Nombres. Par comparaison, j’en suis venu à la conclusion que ces annotations provenaient sans doute de la plume même de Kemper et si je ne me trompe pas, alors, nous ne pouvons que nous émerveiller de tout ce que cela implique.

La formule « Sa puissance fut affaiblie comme une femme » indexe le mystère de l’incarnation et il est possible que Kemper ait considéré le Zohar comme un exemple d’abaissement, de kénose, au sens de mise par écrit, « un livre constitué de manuscrits, d’après le savoir recueilli de la bouche de Rabbi Simon bar Yochaï. » Un peu comme les Évangiles furent recueillis d’après les paroles de Jésus. D’autre part, dans le commentaire des nombres par le Zohar, Moïse déclare : « j’étais considéré comme une femme » et nous repérons à nouveau le parallèle entre Moïse et Jésus qui, tous deux, acceptèrent de se féminiser.

Cet affaiblissement justifie que Jésus soit décrit comme la Fille de Dieu et correspond à l’expression zoharique Ze’eir Anpin, la Petite face, par opposition à Arikh Anpin, le Grand visage. Ailleurs, Kemper attribue le titre Petite face à Métatron, le nom angélique de Jésus diminué.

Cette diminution justifie également l’appellation « moindre sagesse », « hokmah ze’ira », attribuée à Jésus, ce qui situe Kemper dans la christologie sophianique qui remonte à l’Antiquité tardive. Le thème apparaît dans la troisième partie de son commentaire du Zohar, comme une interprétation de la différence entre deux formes d’Israël, présentes en Zohar 2 :21/6a : « L’Ancien Israël est le Père, l’Ancien des Anciens, et le plus jeune est le Fils, Ze’eir Anpin, car il s’est diminué de son plein gré et il est descendu sur terre et il est le toujours jeune Métatron. »

Cette identification s’explique par la kabbale où Métatron est à la fois la Gloire divine et le plus haut des anges. Kemper reprend cette dualité pour exprimer la nature angélique de Jésus et de son nom hypostasié. La Gloire s’incarne sous forme d’un ange qui se manifeste dans le monde. Désigner Dieu comme Ze’eir Anpin est une autre manière d’exprimer l’humilité de Jésus, qui prend une forme corruptible et physique. Dans cette kénose se trouve le secret du devenir-angélique, le mystère de la donation surnaturelle, la spiritualisation de la matière, ou comment le masculin devient féminin.

Celui qui accepte de s’affaiblir en ce monde s’accroît dans l’autre, y compris sur la Croix. La citation du Zohar, « Celui qui est petit est grand et celui qui est grand est petit », fait fortement penser à Matthieu 23 :12 : « Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. »

L’humilité est une vertu d’incarnation, une notion qui figure en Philippiens 2 :3-8. Ce mystère explique la féminisation de Jésus, exprimée par la Petite face. Récemment, Moshe Idel faisait remarquer que cette dernière expression zoharique, « Ze’eir anpin », désignait, chez les kabbalistes du treizième siècle, le comportement féminin de la Shekhinah et curieusement, la tentative de Kemper rejoint ces sources.

Ailleurs, Kemper explique ce secret en reprenant une distinction du Zohar entre le nom d’Israël, qui signifie la tête / le masculin, et le nom Jacob, qui signifie le talon / le féminin. Selon Kemper, les deux se réfèrent à Jésus, le premier en tant que Fils, à la droite du Père, et le second, en tant qu’être humain, abaissé dans le monde, en tant que fille. La description de Kemper d’un Jésus féminin n’implique pas qu’il le considérât comme anatomiquement femme, mais suggère plutôt la hiérarchie des genres de son temps.

Dans Beriah ha-Tikhon, Kemper relève que Jésus est à la fois fils et mère dans un passage du Zohar où la Shekhinah est décrite de la sorte. Le statut maternel s’applique donc à Jésus identifié à la Shekhinah, en particulier lorsqu’il exécute le Jugement dans le monde, ou qu’il pleure comme Rachel sur le destin d’Israël.

En plusieurs autres occurrences, Kemper répète et développe ce symbolisme : dans Karsei ha-Miskan, il recommande au lecteur « ne vous laissez pas désarçonner parce que la Kabbale prénomme le Messie Mère ; il fait ainsi comme l’oiseau qui protège sa progéniture et qui les abrite sous son aile pour que la chauve-souris ne les dévore, car c’est ainsi que Jésus agit, car c’est par cette manière que Deutéronome 22 :7 dit : Tu devrais laisser la mère s’en aller et tu n’emporteras que les petits, c’est-à-dire le Messie qui est venu pour protéger sa nichée du mal et de l’affliction. »

Dans un autre passage, Kemper affirme que le « Grand arcane » des maîtres de la tradition (« ba’alei kabbalah ») appelle Jésus « mère » et cela en vertu d’une idée dérivée de Zohar 2 :21/3b comme quoi Jésus accouche d’âmes nouvelles.

Conclusion.

En dépit d’une longue tradition qui attribue des tropes maternels ou féminins à Jésus, en particulier dans le contexte de la Passion, Kemper se distingue de ses prédécesseurs. Sa vaste connaissance de la Kabbale lui procure un répertoire symbolique sur les images de la mère et de la fille ; il reformule les dogmes du christianisme, identifie Jésus à la mère et au Logos ; l’incarnation à la fille.

L’exaltation de la Mère s’accomplit par la dégradation de la Fille et ces représentations féminines indiquent aussi une subtile réappropriation de Kemper du credo chrétien quant à la nature charnelle des Juifs. Le corps d’Israël pose problème : tant qu’il rejette le messianisme de Jésus, la présence divine abandonnera le peuple d’Israël, ravalé au rang de bêtes privées d’humanité.

Néanmoins, s’ils reviennent à la foi en Jésus, les Juifs qui détiennent toutes les « clefs de la foi » (« maftehot emunah ») peuvent obtenir la rémission de leur chair et gagner à nouveau un corps angélique pour devenir un nouvel homme, la parole incarnée, la Torah orale, le Fils à l’image du Père et qui est aussi la Mère au ciel et la Fille ici-bas, sur notre terre.

« Quand nous étions hébreux, nous étions orphelins, seule notre mère nous restait, mais lorsque nous devînmes chrétiens, nous retrouvâmes les deux » — Évangile de Philippe

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