Source : Système et révélation, la philosophie de Franz Rosenzweig, par Stéphane Mosès, éditions Bayard, deuxième édition, revue et corrigée, préface d’Emmanuel Levinas.
Le jour de naissance du Soi n’est pas le jour de la
naissance biologique ; le Soi surgit le jour de la naissance
biologique ; le Soi surgit le jour où l’homme rencontre l’éros. L’homme
est alors arraché au monde dont il était une partie. « Le Soi investit un
beau jour l’homme comme un soldat en armes et prend possession de tous les
biens de la maison. L’irruption du Soi le dépouille soudain de toutes les
richesses qu’il prétendait posséder. Il devient très pauvre, il n’a plus que
lui-même, ne connaît plus que lui-même, personne ne le connaît plus. »
Or, ce jour est celui-là même qui voit l’individu se
perdre dans l’espèce : c’est à cet instant où l’individu s’efface dans
l’acte d’engendrement que l’homme se découvre dans son identité originelle. Ce
n’est pas la procréation, c’est l’Éros qui définit l’humanité de l’homme.
« Ce daïmon surprend l’homme pour la première fois sous le masque de
l’Éros. Dès lors il l’accompagne tout au long de sa vie jusqu’au jour où il ôte
son masque et se dévoile à lui comme Thanatos. »
L’Éros est le masque de la mort, car c’est devant la
mort que l’homme découvre l’irréductibilité de son existence personnelle, même
s’il l’a pressentie pour la première fois dans l’expérience de l’Éros. Au-delà
de l’acte de création, ce qui définit l’homme jusqu’au jour de sa mort est
l’Éros, qui lui révèle son autonomie et sa solitude originelle. Mais le jour de
la mort est aussi ambigu que celui de l’engendrement. Il signifie à la fois la
seconde mort de l’individu, sa mort visible, où la nature reprend à l’homme les
derniers restes de son individualité physique, mais également la seconde
naissance du Moi, sa naissance secrète.
« La mort naturelle fait entrevoir même aux plus
bornés que la personnalité va devoir se dépersonnaliser, l’individualité se
laisser régénérer. La part de l’homme dont l’espèce n’avait pas encore pris son
dû devient la proie de la nature elle-même. Mais au moment où l’individu renonce
aux derniers vestiges de son individualité, le Soi s’éveille à l’ultime
solitude. Il n’y a pas de plus grande solitude que dans les yeux d’un
mourant : il n’y a pas de singularisation plus fière et plus orgueilleuse
que celle qui se peint sur le visage figé d’un mort. Entre ces deux naissances
du daïmon, il y a tout ce qui devient visible du Soi de l’homme. »
En effet, l’enfance est en deçà du Soi ; c’est l’âge de la pure individualité, c’est-à-dire de l’objectivité et de la totale participation au monde. La vieillesse est au-delà de l’individualité : c’est l’âge où le Soi s’affirme à l’état pur. À la vie naturelle où l’individu joue son rôle dans la participation à l’espèce s’oppose donc le destin secret du Soi, marqué par les deux expériences de l’Éros et de la mort et où se dévoile son identité profonde, sa solitude ontologique.
Commentaires
Enregistrer un commentaire