Oxymore

 

Note sur Bernanos et le roman fantastique

Le rêve et le secret sont deux motifs qui traversent l’œuvre de Georges Bernanos. La vie de ses personnages leur échappe comme un cauchemar dont ils espèrent se réveiller en perçant à jour le secret — réel ou imaginaire — d’autrui. Hélas, ce secret se réduit à peu de chose. Soit il est incommunicable, soit son contenu n’offre aucun secours et peut-être même ne s’agit-il que d’un effet de surface.

Au terme d’une lutte contre le démon qui culmine par une autoscopie, Donissan, le protagoniste de Sous le soleil, acquiert le don de lire dans l’âme d’autrui. Il révèle Mouchette à elle-même. L’orgueilleuse adolescente comprend alors la misère de son « secret » : le meurtre de son amant.

Mouchette est un anneau dans une chaîne aux maillons interchangeables : le poids de son hérédité n’est que la traduction du péché originel dont la répétitivité et la monotonie semblent se résumer en un seul instant où tout destin devient fantomatique, une masse de perdition anonyme, faite de tous les hommes et que vaut n'importe qui.

Après avoir invoqué Satan, Mouchette se tranche la gorge devant un miroir. À lire de telles scènes, on peut se demander si Bernanos était réellement croyant, lui qui décrit si bien comment on perd la foi, comment on croit l’avoir, alors qu’elle n’est qu’une ruse du démon. Satan est le véritable héros de son premier roman. Le nom même du protagoniste, l’abbé Donissan, l’évoque.

Une présence maléfique s’affirme dans les silences, dans les brèches et les incohérences narratives, dans des indices restés sans réponses, comme cette fenêtre laissée mystérieusement ouverte chez l’amant de Mouchette. Cette force occulte s’affirme aussi dans la structure de l’histoire, narrée à la diable, et dont le désordre provient, en partie, des corrections apportées par l’éditeur de l’époque.

La facture triple du premier roman de Bernanos pourrait évoquer le retable d’Issenheim, à ceci près que le volet central ne représente plus la croix, mais la rencontre de Donissan avec le Diable, sous l’apparence d’un maquignon anachronique et grimaçant comme une gargouille médiévale.

Bernanos, qui ne se prétendait pas écrivain professionnel, s’avère très proche du « désordre » de Dostoïevski. Certains ont émis l’hypothèse que Dostoïevski était en réalité athée et qu’il n’aurait trouvé dans l’Orthodoxie qu’un point d’appui à son panslavisme. Quelle est donc la religion de Bernanos ? Son grand mystère, ce serait le silence de dieu face au mal.

Le problème, c’est que ce silence « inqualifiable » délimite aussi la marque en creux du diable. La religion de Bernanos était peut-être beaucoup plus proche des gnostiques que du catholicisme. En avait-il conscience ? Rien n’est moins sûr, à en juger d’après ses dénégations dans sa correspondance où il persiste à voir Donissan comme un saint. Sous le soleil fut mis à l'Index dans certains pays comme l'Espagne, où il parut pour la première fois dans une version expurgée.

Serait-ce alors que tous les grands romanciers catholiques, de Barbey à Mauriac, en passant par Bloy, furent des satanistes inconscients ? Disons plutôt que le roman est un medium très peu catholique. L’expression « roman fantastique » est elle-même un oxymore parce que le roman présuppose une causalité, psychologique, dramatique, voire humoristique, alors que la foi ou le surnaturel, qui en est sa manifestation, échappent à la logique et obéissent avant tout au paradoxe, à l'intempestif.

Introduire le surnaturel, la foi ou l’épilepsie dans la causalité romanesque déforme gravement sa structure. Il y aurait quelque chose comme une loi d’Archimède du roman : tout élément ésotérique plongé dans la littérature induit une dislocation extensive directement proportionnelle à l’intensité du secret véhiculé par cet élément.

Du déplacement de cette case vide, mouvement qui déplace les lignes, il résulte une tension narrative que les mauvais auteurs résolvent soit en réintroduisant de la rationalité, au moyen d’une grande explication finale — les romans à énigmes — soit en neutralisant le fantastique par un surcroît de fantastique, comme dans les « fantaisies » où donjons et dragons masquent une banale quête du pouvoir.

Au contraire, Sous le soleil conserve son ambiguïté jusqu’à la fin. Donissan a-t-il réellement ressuscité le petit cadavre ? La paupière du défunt s’est-elle soulevée sur l’au-delà, ou tout n’était-il qu’hallucination d’un cerveau malade ? Il est impossible de répondre et c’est sans doute pourquoi cet épisode reste un des plus intenses de la littérature française, une scène « purement littéraire », au sens où l’entendaient Bataille et Blanchot, c’est-à-dire qu’elle a trait à l’impossible qui est au cœur du langage.

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