Archée

 

Transmis par Academia.edu. Quête du Phénix à Naples au dix-huitième siècle : Raimondo di Sangro, mimésis et contrefaçon de pierres précieuses : entre palingénésie, alchimie, art et économie, par Francesco Paolo de Ceglia ; Andrea Maraschi ; Alessandro Monno ; Gioacchino Tempesta, in. Nuncius (2024) 1-35, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human traduction is no duplicate content.

« En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’esprit, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. »

Jean 3 :5

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Babioles et silence.

En mars 1771, soit à peu près trois mois après la mort du prince Raimondo di Sangro, le notaire Francesco de Maggio, chargé de la succession, entreprit un inventaire des biens et des propriétés du défunt. Raimondo, prince de Sansevero, (1710-1771), léguait de nombreuses dettes à sa famille dont il avait dilapidé la fortune afin de parachever sa chapelle.

Les documents des Archives notariales de Naples éclairent sa personnalité d’un jour nouveau et nous procurent un aperçu de ce qu’était la vie quotidienne du prince et de ses serviteurs. L’inventaire recense des débris alimentaires, des ustensiles de cuisine, de la joaillerie, des livres, des garde-robes, des statues, des chevaux, des palefreniers, des tableaux et même un modèle d’argile du Christ voilé. Les appartements de Gennaro Tibet, le fidèle assistant du prince, renfermaient plusieurs coffres à bijoux, renfermant des lapis-lazulis, une mitre de cuivre ornementée de fausses gemmes ; elle était destinée à la statue de St. Olderisius.

A priori, rien de très surprenant dans la demeure d’un aristocrate de l’époque. Néanmoins, la découverte de faux-bijoux témoigne d’un centre d’intérêt scientifique de Raimondo di Sangro : il possédait son propre laboratoire, installé dans le souterrain de son palais depuis 1752.

Imiter des œuvres de la nature était une manière d’affirmer son pouvoir et surtout, la maîtrise du jeu des apparences, des surfaces et de leurs effets d’optique. Depuis le seizième siècle, la « mimésis matérielle » se vouait à imiter les causes plus que les effets, à reproduire la nature plutôt que simplement la copier. Cette mimésis requérait une connaissance approfondie afin d’élaborer des artefacts qui se distinguaient à peine des originaux, même si, en réalité, ils n’existaient pas à l’état naturel. La mimésis, exercice démiurgique, produisait une sorte de seconde nature ou d’hyper-nature.

Le mitan du siècle correspond à un basculement dans la vie de Raimondo : il s’éloigne de la vie politique et se réfugie de plus en plus souvent dans son sous-sol. De funestes événements contribuent à l’expliquer. En 1751, la Congrégation de l’Index, Congregatio pro Indice Librorum Prohibitorum, condamne sa Lettera apologetica ; la même année, Charles de Bourbon fit interdire la loge maçonnique napolitaine dont le Grand-Maître n’était autre que Raimondo lui-même. Enfin, Raimondo ne fut pas réélu parmi le Collège de la Chapelle royale du Trésor de San Gennaro : il commit la faute de reproduire le miracle de la liquéfaction du sang.

Bien qu’il pût encore compter sur le soutien du Roi Charles et de ses favoris, ainsi que du Royaume de Naples, pour le protéger des interventions du pape Benoît XIV et de ses jésuites, Raimondo traversait une période difficile. Son attention se tourna vers la chapelle familiale, vers sa salle d’expérimentation et ses recherches maçonniques, cette dernière orientation demeurant sous haute surveillance. Le trait commun à ces trois activités était la régénération, la quête du principe vital que Raimondo appelait « Archea » et qui pouvait mener à la palingénésie ; rien d’étonnant à ce qu’il ait baptisé son laboratoire, la Chambre du Phénix, « Appartemento della Fenice »

Pierres précieuses, marbres, gemmes entraient dans cette recherche au même titre que les animaux ou les plantes ; les pratiques de Raimondo dépassaient le simple artisanat ou l’intérêt scientifique. Son laboratoire dédié à la prisca sapientia l’amena à rénover la chapelle d’une façon tout à fait originale, grâce à une équipe de sculpteurs dont certains appartenaient à la même maçonnerie. La chapelle Sansevero allait devenir une pierre de touche du baroque et du symbolisme ; c’est bel et bien ce projet que visaient les expérimentations sur la palingénésie minérale.

Pendant les vingt dernières années de sa vie, Raimondo allait entreprendre une vaste « quête du Phénix » afin de créer ce qui n’existait pas : des bijoux aux miroitements chromatiques inédits. Ce qui paraissait provenir de la nature ne lui appartenait pas nécessairement ; refléter les modes et usages de la nature au point de se confondre avec elle, tel était le grand art ou « monde second » selon l’expression du cardinal Giovanni Ganganelli, futur pape Clément XIV. 

Faust à Naples.

Raimondo di Sangro avait la réputation d’un mage, d’un alchimiste et d’un inventeur. La rumeur lui prêtait même le pouvoir de ressusciter les morts, ce qui attira à la fois l’attention du peuple et des élites.

D’après son biographe, le juriste et philosophe Giovanni Giuseppe Origlia (1718-1770), lui-même maçon, Raimondo di Sangro « avait réalisé un cristal identique en tous points à ceux qu’on trouvait en Angleterre et qui pouvait servir à orner des chandeliers ou des dessus de table. » D’autre part, il « fabriquait des gemmes, des pierres de sang, des agates, des lapis-lazulis et bien d’autres qui possédaient la dureté et l’éclat des originaux. » Une de ces fausses pierres précieuses avait la blancheur de l’ivoire, la transparence et la ductilité de la porcelaine, et il était parvenu à la teinter à l’intérieur comme à l’extérieur.

Origlia n’est pas une source fiable : le prince était son mécène et il avait donc de bonnes raisons de célébrer son génie et de surestimer ses résultats. Dans sa biographie, Origlia décrit son maître comme un scientifique qui se voue à reproduire en laboratoire le processus de minéralisation qui se déroule dans les profondeurs de la terre.

Origila, et ce n’est pas une coïncidence, poursuit sa biographie en décrivant les expérimentations animales de Raimondo sur la palingénésie, la production de sang artificiel et la création d’une « lampe perpétuelle. » La verroterie et les fausses pierres précieuses, fabriquées à partir d’argent autrichien et de tombac parisien, furent mises au service du personnel de son laboratoire : sculpteurs, peintres, ciseleurs, graveurs, ébénistes, couvreurs et autres.

En dehors de toute recherche scientifique, les recherches du prince avaient pour but de fournir des matériaux pour décorer son palais et la chapelle familiale ; pour ce dernier bâtiment, Raimondo ne rechignait pas à la dépense, il cherchait à la transformer en un manifeste baroque.

À partir de 1740, il employa plusieurs artistes pour rénover et agrandir l’édifice. Les documents de la Banco del Salvatore nous montrent qu’il dépensa des milliers de ducats pour embaucher des artisans, des fournisseurs et des ouvriers, ainsi que les plus grands sculpteurs de son temps : Giuseppe Sanmartino, Antonio Corradini, Francesco Queirolo, et Francesco Celebrano. Grâce à cette brillante équipe, la chapelle familiale se développa en un temple ésotérique où les effigies des vertus mettaient en scène le cycle de la mort et de la résurrection par l’initiation maçonnique, ainsi que les degrés successifs qui mènent au plus haut savoir.

Le coût de cette vaste entreprise, qui dura pendant près de vingt ans, s’élevait à un montant total de plusieurs dizaines de milliers de ducats, incluant l’héritage familial. Plus significatif encore : selon les archives de la Banque de Naples, le Prince commença les travaux de rénovation de son propre palais entre 1761 et 1765 en prévision du mariage de son fils Vincenzo. À cela, il faut ajouter le coût des matériaux pour le travail en laboratoire. En 1762, le prince se fit arrêter pour avoir tenu une salle de jeux illicites dans ses appartements, ce qui aggravait encore ses dettes.

Dans une Breve nota anonyme, publiée en 1766, peut-être écrite par Raimondo lui-même, ou par un de ses proches, on peut lire : « La plus merveilleuse des inventions du Prince est sa fabrication de fausses lapis-lazulis à un coût très faible. » Il semblerait donc qu’en dépit de ses difficultés financières constantes, Raimondo et ses artisans soient parvenus à des résultats non négligeables. Mais était-ce réellement le cas ?

Ligne rouge et ligne bleue.

La fabrication de fausses pierres précieuses et la teinture de marbres n’étaient pas à proprement parler des découvertes. Dans les mêmes années, le comte de Caylus parvenait à des créations remarquables dans ce domaine et de nombreux documents attestent de la circulation de faux — parmi la bibliographie, on retiendra la monographie d’Anne-Françoise Cannella (2006) : Gemmes, verre coloré, fausses pierres précieuses au Moyen Âge : le quatrième livre du trésorier de philosophie naturelle des pierres précieuses de Jean d’Outre-Meuse. Cette circulation de la verroterie était particulièrement intense dans l’Italie du dix-huitième siècle, en particulier à Venise et à Naples, les deux principaux centres de production.

Au cours de la décennie 1750, le Palais de Raimondo devint un des passages obligés lors des Grands Tours d’Europe de l’aristocratie. L’historien français Pierre-Jean Grosley rendit visite à di Sangro en 1758 et dans ses mémoires, il mentionne des blocs de marbre blanc teintés en rouge, « pour leur donner l’apparence d’un galero de cardinal. » L’évêque Bisceglie Pompeo Sarnelli, auteur du guide le plus célèbre de l’époque, le Nuova guida de’ forestieri (1782), remise à jour de l’édition originale de 1688, note la présence d’un élément analogue sur la tombe du prince. « La pierre tombale est colorée en rouge, en imitation du porphyre. »

Le guide prête attention à l’autel réalisé par Francesco Celebrano et Paolo Persico dans la décennie 1760 : « Au-dessus de ce haut-relief figure une incrustation de faux lapis-lazulis, produits par le Prince Raimondo, pour un très faible coût, mais qui trompera n’importe quel expert, même le plus perspicace. Leur eau présente exactement le même éclat que les vrais, ainsi que leur dureté et leur poids apparent. » Selon l’inventaire du notaire de Maggio, l’incrustation de lapis-lazulis n’était pas terminée en 1771 et les pierres devaient encore y être ajoutées. L’ensemble fut donc réalisé à titre posthume, sans doute avant 1782.

La pigmentation bleue peut tromper l’observateur non averti, mais un examen attentif révèle que le matériau employé est en fait du bois que l’artiste aura colorié par un enduit qui imite à la perfection la pierre précieuse.

Pour tirer les choses au clair, nous avons entrepris deux analyses minéralogiques distinctes. La première, non-invasive, fut réalisée au moyen d’une spectroscopie Raman et VIS-NIR qui permet l’identification des minéraux et pigments, ainsi que la présence éventuelle de résine. Cette spectroscopie visait la charpente bleue autour du maître-autel, les débris de pigments rouge sur le galero cardinalice de la statue de St Oderisius et enfin, sur le coussin à la base de cette même statue.

Une deuxième série d’analyses a été entreprise pour vérifier la composition des matériaux employés pour les lapis-lazulis dans l’incrustation au-dessus du maître autel et de la statue. L’examen portait principalement sur a présence de pigments d’ultramarine et de microgranulés de cinabre sur le chapeau de la statue.

Incrustation de lapis-lazulis.

En ce qui concerne le pigment de l’encadrement en simili-lapis-lazulis, le VIS-NIR montre qu’il ne s’agit d’ultramarine ou lazurite naturelle, un minerai qui donne sa teinture bleue à la pierre. Le microéchantillon prélevé avait été serti dans de la résine et préparé à une exposition au microscope électronique : les analyses ont confirmé la présence d’ultramarine sans pour autant pouvoir préciser si elle était naturelle ou fabriquée. Les tests SEM-EDS confirment l’hypothèse d’un pigment artificiel ; l’étude chimique, en particulier, montre une forte présente de sulfure, un faible taux de sodium, une absence de calcium.

Raimondo et ses collaborateurs parvinrent à produire un pigment bleu qui correspondait parfaitement à l’ultramarine : plutôt que de recourir à de véritables lapis-lazulis, ils combinèrent leurs produits jusqu’à obtenir une imitation convaincante. Comme dans le cas des machines anatomiques de Raimondo, le scientifique se servit de matériaux naturels pour produire l’apparence du vivant. L’ultramarine naturelle s’obtient par la purification des lapis-lazulis par la séparation des composantes de la lazurite, ce pigment naturel était très populaire au début du seizième siècle ; en général, il était importé du Badakhshan, aujourd’hui Afghanistan, jusqu’à Constantinople, puis en Perse, jusqu’aux ports d’Italie.

Le Libro dell’arte de Cennino Cennini, daté de la fin quatorzième siècle, décrit les étapes nécessaires pour obtenir « cette pierre aussi chère que l’or. » Aussi raffiné le pigment soit-il, l’ultramarine naturelle contiendra toujours des résidus d’autres minéraux proches de la lazurite. Au contraire, ce qui frappe dans le cas du pigment bleu obtenu par Raimondo, c’est sa pureté et son absence de tels résidus. Sa composition chimique se distingue par son absence totale de calcium alors qu’on en trouve dans les échantillons naturels.

Outre l’ultramarine artificiel, les analyses détectent aussi une fine couche d’or, destinée à donner du brillant, et par-en dessous un caillot de fer rouge dans lequel les analyses supplémentaires ont révélé la présence de gypse.

Il pourrait s’agir du premier cas historique d’ultramarine « artificielle », avant le compte rendu de Goethe en 1787 et la découverte officielle de la formule de synthèse par Jean-Baptiste Guimet, en 1828.

Le chapeau cardinalice de St Oderisus.

À ce niveau, les analyses VIS-NIR révèlent que Francesco Queirolo se servit de cinabre, également appelé vermillon, un sulfure de mercure généralement employé par les artistes.

La spectrographie Raman confirme la fluorescence observée : les reflets verts sont dus aux résidus organiques dans la fluorite, un minéral qui présente une vaste palette chromatique en fonction de ses impuretés, de son exposition aux radiations, ou de l’agrégation d’autres minéraux en cours de formation. La fluorite s’emploie depuis longtemps comme pigment dans la fabrication du verre et la fusion des métaux ; on la trouve dans des gisements géologiques, en Russie, en Espagne, Angleterre et Allemagne. Exposée aux rayons ultraviolets, elle dégage une chaude fluorescence qui la rend si particulière.

Le principe de la fluorescence fut découvert au tournant du dix-neuvième siècle par Frederick W. Herschel, après les observations de Carl Wilhelm Scheele (1742-1786). Le Prince de Sansevero prétendait avoir créé une lampe qui brûlait indéfiniment sans consommer aucun combustible.

Dans sa Dissertation sur une lampe antique (1756), Raimondo rapporte une légende comme quoi des historiens munichois auraient exhumé une lampe qui brûlait encore ; grâce à une de ses connaissances, il aurait obtenu une copie de la lampe et un échantillon de son huile. Ce combustible a priori inépuisable provenait selon lui des roches des sépultures qui s’imprégnaient de sels des os humains, c’est-à-dire du phosphore.

Abstraction faite de la légende, il n’est pas impossible que Raimondo ait employé de la fluorite à cause de sa luminosité bleue, qui aurait intensifié la coloration rouge du chapeau cardinalice. Par ailleurs, le bleu est une couleur importante dans la symbolique maçonnique.

Spectre large : palingénésie minérale, mimésis naturelle, bijoux de loge.

Du coup, s’éclairent les problèmes financiers du Prince de Sansevero : une véritable fortune s’avérait nécessaire pour réaliser ces projets dont il aurait commencé à se vanter à partir de 1750. Cette production de pierres précieuses, de pigments, de marbres et de gemmes s’inscrivait dans une recherche de « l’Archea », du grand principe générateur. Pour Raimondo et ses collaborateurs, reproduire des lapis-lazulis ne différait pas fondamentalement de la réanimation de crabes de rivières ou de constituer des machines anatomiques. Tout cela s’insérait dans un vaste programme d’érudition maçonnique et architecturale. En pratique, toutefois, les choses s’avéraient plus complexes.

Au dix-huitième siècle, les débats sur la génération spontanée et la régénération artificielle poursuivaient une longue tradition occidentale ; le principe de palingénésie avait lui-même suivi une évolution tortueuse. Pour les chrétiens, il s’agissait de la résurrection ou de la purification par les eaux lustrales du baptême, mais, vers 1750, le terme était plus généralement employé pour désigner les « arcanes alchimiques qui restaurent les choses et les êtres à leur état originel, qu’ils soient des plantes ou des animaux. » — on se reportera à l’article « Secret pour ramener des choses détruites à leur premier état », in. Encyclopédie, vol 11, de Denis Diderot et Jean d’Alembert (1765)

La maçonnerie considérait la palingénésie comme un de ses savoirs essentiels. À la fin du dix-huitième siècle, l’occultiste maçon Duchanteau-Touzay écrivait dans Le Livre de la Nature : « Un vrai philosophe connoit la palingénésie, autrement appelée le phoenix des végétaux. Cette curieuse résurrection des plantes conduit à la résurrection des animaux & à la transmutation des métaux. » Même préoccupation chez le maçon Rudolf Johann Friedrich Schmidt (1702-1761) dont le but était la prolongation de la vie et la victoire sur la mort. Schmidt s’adonnait à l’hermétisme, à l’alchimie et au rosicrucisme ; en 1739, il publie, à Iéna, l’Enchiridon alchymico-physicum, sive Disquisitio de menstruis universalibus.

L’aspect symbolique joue ici un grand rôle : dans la maçonnerie traditionnelle [à ne pas confondre avec la « maçonnerie » belge] la palingénésie est un processus alchimique qui correspond à l’ascension du néophyte à un degré de connaissance supérieur, comme s’il renaissait de ses cendres. Dans une lettre à Haugwitz (1782), Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) soutenait qu’une des trois orientations de la maçonnerie alchimiste était celle qui professait la résurrection authentique, la régénération corporelle, par l’eau et l’Esprit, comme Jésus l’enseignait à Nicodème, en Jean 3.5 : « En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’esprit, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. »

Raimondo di Sangro se passionnait pour la résurrection alchimique des minéraux et il décora la chapelle familiale selon cette symbolique. La production de pierres artificielles faisait partie de l’alchimie depuis la fin du dix-septième siècle : il s’agissait de rendre leur malléabilité aux métaux, ou de produire des arbres de Diane, censés démontrer l’unité du genre végétal, minéral et animal. On en trouvera un exemple chez Jean-Jacques Dotrus de Marian et sa Dissertation sur la glace (1749) ou Explication physique de la formation de la glace et de ses divers phénomènes.

Robert Boyle étudia en profondeur les processus de formation des minéraux et cette figure scientifique inspira Raimondo. De son côté, le philosophe allemand Karl von Eckartshausen (1752-1803), dans le deuxième volume de ses Aufschlüsse zur Magie aus geprüfte Erfahrungen über verborgene philosophische Wissenschaften und verdeckte Geheimnisse der Natur, opposait la palingénésie naturelle, animale, et surnaturelle ; seule la seconde pouvait rétablir intégralement l’organisme, l’autre n’opérant qu’extérieurement et pour un bref moment.

Au début du dix-huitième siècle, Johann Conrad Creiling soutenait lui aussi la possibilité de reproduire artificiellement la croissance des minéraux par humidification ou par distillation, par l’eau (la pluie) et par le feu (le soleil) Un autre alchimiste allemand Johann Michael von Loën affirmait que minéraux et métaux devaient être traités comme des plantes et des animaux « dérivés de la germination universelle de toute chose. » Quant au minéralogiste suédois Johan Gottschalk Wallerius, il considérait la restauration des propriétés des agates comme un exemple de palingenisia mineralis.

De Felice, un des protégés du Prince, était l’auteur d’un Dictionnaire universel raisonné des connaissances humaines où il avait rédigé un article complet sur le sujet en s’inspirant des hypothèses de Charles Bonnet selon lequel il n’existait aucune distinction stricte entre minéraux, plantes et animaux. Au cours du dix-huitième siècle, le fossé entre naturalia et artificialia s’agrandit au profit du second terme qui acquit un prestige tout particulier.

L’imitation, la duplication, l’artifice n’était plus une vulgaire falsification ou un attrait du faux, mais une forme d’alchimie qui impliquait de profondes connaissances des qualités physiques et optiques. Raimondo et son équipe d’artisans cherchaient avant tout à recréer les conditions réelles mais sur un mode fantastique et théâtral afin de séduire ou d’étonner les observateurs, comme lorsqu’ils reproduisaient le miracle de la liquéfaction du sang de St Gennaro.

La capacité à distinguer entre l’artifice et l’authentique, entre l’artefact et le naturel devint peu à peu une marque de distinction ; la bibliothèque de Raimondo nous éclaire sur le sujet. Le prince reçut son éducation des Jésuites au Collège Romano, les héritiers intellectuels d’Athanase Kircher et de ses « instruments magiques » à la fois destinés au divertissement et à l’ingénierie.

En avril 1787, lorsque J. W. Goethe visita les orfèvres et joailliers de Palerme, il s’étonna de la teinte bleue claire et brillante qu’ils obtenaient pour imiter les lapis-lazulis dans l’église de la Compagnie. Un célèbre extrait de son Voyage d’Italie (1786-1788) serait souvent cité comme le premier exemple d’ultramarine artificielle. « Pour les Jésuites, rien d’impossible » s’exclamait le poète allemand.

D’autre part, Raimondo entretenait également des contacts avec la Sicile et l’anatomiste, artisan, prêtre Giuseppe Salerno, qui lui fabriquerait ses machines anatomiques. Néanmoins, il se pourrait fort bien que Raimondo aient aussi une dette technique envers les Jésuites de l’île.

Savoir et réseaux.

Si les intuitions de Raimondo n’étaient pas fondamentalement originales et s’il aimait à se moquer des érudits en quête de sensations fortes, il n’en entretenait pas moins des relations avec les cénacles intellectuels et maçonniques européens. Seuls ses proches avaient accès à son arrière-cuisine.

Dans le volume 3 de ses Nouveaux mémoires, Grosley affirme l’avoir vu de ses propres yeux teindre en rouge une Vierge de marbre blanc et cela depuis l’intérieur même de la statue. En 1764, ce fut au tour du français Jérôme Richard de se rendre à Naples où il vit également le processus à l’œuvre ainsi que les faux lapis-lazulis et les pierres de sang ; il en donne un aperçu dans sa Description historique et critique de l’Italie, en six volumes, publiés à Dijon, deux ans plus tard.

Selon le Nuova Guida de Sarnelli, le portrait de Vincenzo di Sangro, le fils de Raimondo, que l’on trouve au fronton du parvis de l’église est à l’origine « un marbre blanc teint par des procédés qui l’ont coloré de l’intérieur, selon l’invention du Prince. » De même, l’entrée principale porte un « manteau de marbre vert, une teinture qui a pénétré l’intérieur même du matériau, qui, à l’origine, était blanc. »

En 1796, le physicien, chimiste et philosophe naturel Giuseppe Saverio Poli affirmait que Raimondo di Sangro était l’auteur de ces prodiges et qu’il avait transmis son savoir à Francesco Celebrano, qui l’avait réemployé. Raimondo se serait servi de l’esprit de vin ou du pétrole pour diluer des teintures qu’il versait ensuite sur une pièce de marbre chauffé. La couleur y pénétrait si profondément qu’elle teintait la pierre jusque dans ses couches les plus inaccessibles.

Richard confirme la portée artistique de ces secrets de fabrication. Raimondo fabriquait du stuc qui rendait « l’éclat argenté de la nacre de perle. » Quelques années plus tard, le célèbre astronome français Joseph-Jérôme de Lalande s’étonnait de la dureté de ces marbres ; dans son voyage d’Italie, il s’étonne de la capacité du prince à blanchir des gemmes ou à modifier la coloration des améthystes.

Le naturaliste polonais Michal Jan Borch citait Raimondo comme une autorité dans le blanchissement des lapis-lazulis ; plus significativement, Lalande rapporte que le Prince aurait fait cadeau d’un de ses exemplaires à son amie maçonne, la Margravine de Bayreuth, lors d’une visite en mai 1755. Une fois de retour en Allemagne, la Margravine l’aurait confiée à ses chimistes qui la soumirent à l’acide nitrique et à l’émailleuse pour vérifier s’il ne s’agissait pas simplement de verre teinté — et ce n’était pas le cas.

La Breva nota de Sarnelli confirme tout cela et ajoute plusieurs détails intéressants quant à l’inventaire réalisé par le notaire de Maggio en 1771. Au rez-de-chaussée de son palace, le prince avait fait aménager plusieurs pans de verre teintés, colorés en profondeur, mais qui présentait un éclat et une transparence qui ne pouvait s’expliquer que par un travail à chaud. Près de quatre-vingt-seize blocs de marbres de Carrare furent retrouvés dans un coffre, tous intensément colorés, la plupart « imitaient si bien les pierres précieuses qu’ils en devenaient indiscernables. »

D’autres étaient d’une telle perfection qu’ils échappaient à l’ordre naturel. Non seulement Raimondo maîtrisait la technique, mais il fréquentait les antiquaires et graveurs de Naples et de Florence, comme Anton Francesco Gori qui l’estimait beaucoup et lisait ses œuvres.

Leur riche correspondance fait aujourd’hui partie des collections de la Bibliothèque Marucelliana. En 1753, Raimondo intégra la Société Colombaria Fiorentina, fondée en en 1735 par Gori et d’autres érudits. Ce cénacle constituait un lieu d’échange et de discussion sur l’archéologie, mais ses membres y exposaient aussi leurs collections, comme c’était le cas du franc-maçon Philipp von Stosch. Un tel réseau intéressait Raimondo au premier chef : il le renseignait sur la circulation des pierres, leur authenticité, leurs modes de fabrication.

Au dix-huitième siècle, la production de fausses pierres précieuses obéissait également à des impératifs économiques. Entre 1716 et 1718, le Régent Philippe II cherchait à rétablir le commerce extérieur de son royaume. Pour renflouer ses caisses, il entreprit de fondre des copies d’émaux et de camées. Cet art de l’imitation, tout à fait honorable, lui fut suggéré par Pierre-Elisabeth Fontanieu, l’intendant garde-meuble de la Couronne qui rédigea un essai à l’attention de Monsieur : L’Art de faire les cristaux colorés imitant les pierres précieuses. (1778)

Dans la péninsule, Naples était alors l’épicentre de la fabrication de gemmes. C’est là qu’en 1730, l’imprimerie Gennaro Muzio publia une encyclopédie sur les gemmes et minéraux, Della storia naturale delle gemme, composée par l’érudit Giacinto Gimma et qui contient une entrée sur le commerce de faux, parfois vendus à très haut prix. Dans son Art de la verrerie (1752), Christopher Merret décrit les recettes comme « une porte ouverte à la tromperie et à la fraude » et ce trafic tenait le roi Ferdinand IV à cœur, au point qu’il interdit aux orfèvres spécialisés dans l’or et l’argent de forger ou de vendre de la joaillerie taillée dans des « pietre non fine. »

Conclusion

Dans les années 1970, les touristes se pressaient devant la statue de St Oderisius : les guides de l’époque affirmaient que le coussin sur lequel le saint s’agenouillait était d’améthyste. De nos jours, un simple clic de souris suffit pour apprendre qu’il s’agit en fait de porphyre. Mais les informations sont plus difficiles à obtenir sur le chapeau du Saint ou sur la structure ovale bleue qui entoure le haut-relief de la déposition du Christ. Et pourtant, ce sont là les plus belles réalisations de Raimondo Si Sangro.

Les tentatives du prince et de ses artisans alchimistes tendaient dans deux directions : la palingénésie minérale, selon la quête maçonnique de la réintégration ou de la renaissance, mais aussi la mimésis naturelle voire la quête de « l’hypernature », la présentation d’une « nature » améliorée par ses le choix de ses coloris, de ses matériaux.

Les deux orientations répondaient à la fois à une nécessité économique et symbolique parfois indiscernables l’une de l’autre. Si Raimondo et ses collaborateurs aimaient à déployer leur théâtre alchimique de machines anatomiques, d’ampoules de sang liquéfié ou de lampes inépuisables, ils tentaient dans le même temps d’obtenir des fonds en imitant les pierres et les pigments.

L’inventaire de ses biens réalisé en 1771 ainsi que le fonds d’archives préservé à la Banco di Napoli viennent confirmer l’importance que revêtait ce projet pour le prince et les sommes exorbitantes qu’il consacra à la transformation de la Chapelle Sansevero en un temple maçonnique.

Certaines expériences de la Chambre du Phénix furent reproduites dans la chapelle, non seulement parce que la quête philosophale produisait des coloris et des marbrures à bon prix, mais aussi parce que ces artifices remplissaient un rôle théâtral et symbolique auprès des aristocrates européens qui accomplissaient leur pèlerinage. L’œuvre du Prince était une démonstration de puissance ou comment l’homme pouvait apprendre à « recréer » la nature.

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