Transmis par
Academia.edu. Quête du Phénix à Naples au dix-huitième siècle : Raimondo
di Sangro, mimésis et contrefaçon de pierres précieuses : entre
palingénésie, alchimie, art et économie, par Francesco Paolo de Ceglia ;
Andrea Maraschi ; Alessandro Monno ; Gioacchino
Tempesta, in. Nuncius (2024) 1-35, traduction de l’anglais par Neûre
aguèce, no copyright infringement intended, human traduction is no duplicate
content.
« En vérité, en vérité, je te le dis, si un
homme ne naît d’eau et d’esprit, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. »
Jean 3 :5
*
Babioles et silence.
En mars 1771, soit
à peu près trois mois après la mort du prince Raimondo di Sangro, le notaire
Francesco de Maggio, chargé de la succession, entreprit un inventaire des biens
et des propriétés du défunt. Raimondo, prince de Sansevero, (1710-1771),
léguait de nombreuses dettes à sa famille dont il avait dilapidé la fortune afin
de parachever sa chapelle.
Les documents des
Archives notariales de Naples éclairent sa personnalité d’un jour nouveau et
nous procurent un aperçu de ce qu’était la vie quotidienne du prince et de ses
serviteurs. L’inventaire recense des débris alimentaires, des ustensiles de
cuisine, de la joaillerie, des livres, des garde-robes, des statues, des
chevaux, des palefreniers, des tableaux et même un modèle d’argile du Christ
voilé. Les appartements de Gennaro Tibet, le fidèle assistant du prince,
renfermaient plusieurs coffres à bijoux, renfermant des lapis-lazulis, une
mitre de cuivre ornementée de fausses gemmes ; elle était destinée à la
statue de St. Olderisius.
A priori, rien de très surprenant dans la demeure d’un
aristocrate de l’époque. Néanmoins, la découverte de faux-bijoux témoigne d’un centre
d’intérêt scientifique de Raimondo di Sangro : il possédait son propre
laboratoire, installé dans le souterrain de son palais depuis 1752.
Imiter des œuvres
de la nature était une manière d’affirmer son pouvoir et surtout, la maîtrise
du jeu des apparences, des surfaces et de leurs effets d’optique. Depuis le
seizième siècle, la « mimésis matérielle » se vouait à imiter les
causes plus que les effets, à reproduire la nature plutôt que simplement la
copier. Cette mimésis requérait une connaissance approfondie afin d’élaborer
des artefacts qui se distinguaient à peine des originaux, même si, en réalité,
ils n’existaient pas à l’état naturel. La mimésis, exercice démiurgique,
produisait une sorte de seconde nature ou d’hyper-nature.
Le mitan du siècle
correspond à un basculement dans la vie de Raimondo : il s’éloigne de la
vie politique et se réfugie de plus en plus souvent dans son sous-sol. De
funestes événements contribuent à l’expliquer. En 1751, la Congrégation de
l’Index, Congregatio pro Indice Librorum Prohibitorum, condamne sa Lettera
apologetica ; la même année, Charles de Bourbon fit interdire la loge
maçonnique napolitaine dont le Grand-Maître n’était autre que Raimondo
lui-même. Enfin, Raimondo ne fut pas réélu parmi le Collège de la Chapelle
royale du Trésor de San Gennaro : il commit la faute de reproduire le
miracle de la liquéfaction du sang.
Bien qu’il pût
encore compter sur le soutien du Roi Charles et de ses favoris, ainsi que du
Royaume de Naples, pour le protéger des interventions du pape Benoît XIV et de
ses jésuites, Raimondo traversait une période difficile. Son attention se
tourna vers la chapelle familiale, vers sa salle d’expérimentation et ses
recherches maçonniques, cette dernière orientation demeurant sous haute
surveillance. Le trait commun à ces trois activités était la régénération, la
quête du principe vital que Raimondo appelait « Archea » et
qui pouvait mener à la palingénésie ; rien d’étonnant à ce qu’il ait
baptisé son laboratoire, la Chambre du Phénix, « Appartemento della
Fenice »
Pierres précieuses,
marbres, gemmes entraient dans cette recherche au même titre que les animaux ou
les plantes ; les pratiques de Raimondo dépassaient le simple artisanat ou
l’intérêt scientifique. Son laboratoire dédié à la prisca sapientia
l’amena à rénover la chapelle d’une façon tout à fait originale, grâce à une
équipe de sculpteurs dont certains appartenaient à la même maçonnerie. La chapelle
Sansevero allait devenir une pierre de touche du baroque et du symbolisme ;
c’est bel et bien ce projet que visaient les expérimentations sur la
palingénésie minérale.
Pendant les vingt
dernières années de sa vie, Raimondo allait entreprendre une vaste « quête
du Phénix » afin de créer ce qui n’existait pas : des bijoux aux
miroitements chromatiques inédits. Ce qui paraissait provenir de la nature ne
lui appartenait pas nécessairement ; refléter les modes et usages de la
nature au point de se confondre avec elle, tel était le grand art ou « monde
second » selon l’expression du cardinal Giovanni Ganganelli, futur pape
Clément XIV.
Faust à Naples.
Raimondo di Sangro
avait la réputation d’un mage, d’un alchimiste et d’un inventeur. La rumeur lui
prêtait même le pouvoir de ressusciter les morts, ce qui attira à la fois
l’attention du peuple et des élites.
D’après son
biographe, le juriste et philosophe Giovanni Giuseppe Origlia (1718-1770),
lui-même maçon, Raimondo di Sangro « avait réalisé un cristal identique
en tous points à ceux qu’on trouvait en Angleterre et qui pouvait servir à
orner des chandeliers ou des dessus de table. » D’autre part, il
« fabriquait des gemmes, des pierres de sang, des agates, des
lapis-lazulis et bien d’autres qui possédaient la dureté et l’éclat des
originaux. » Une de ces fausses pierres précieuses avait la blancheur
de l’ivoire, la transparence et la ductilité de la porcelaine, et il était
parvenu à la teinter à l’intérieur comme à l’extérieur.
Origlia n’est pas
une source fiable : le prince était son mécène et il avait donc de bonnes
raisons de célébrer son génie et de surestimer ses résultats. Dans sa
biographie, Origlia décrit son maître comme un scientifique qui se voue à
reproduire en laboratoire le processus de minéralisation qui se déroule dans
les profondeurs de la terre.
Origila, et ce
n’est pas une coïncidence, poursuit sa biographie en décrivant les expérimentations
animales de Raimondo sur la palingénésie, la production de sang artificiel et
la création d’une « lampe perpétuelle. » La verroterie et les fausses
pierres précieuses, fabriquées à partir d’argent autrichien et de tombac
parisien, furent mises au service du personnel de son laboratoire :
sculpteurs, peintres, ciseleurs, graveurs, ébénistes, couvreurs et autres.
En dehors de toute
recherche scientifique, les recherches du prince avaient pour but de fournir
des matériaux pour décorer son palais et la chapelle familiale ; pour ce
dernier bâtiment, Raimondo ne rechignait pas à la dépense, il cherchait à la
transformer en un manifeste baroque.
À partir de 1740,
il employa plusieurs artistes pour rénover et agrandir l’édifice. Les documents
de la Banco del Salvatore nous montrent qu’il dépensa des milliers de ducats
pour embaucher des artisans, des fournisseurs et des ouvriers, ainsi que les
plus grands sculpteurs de son temps : Giuseppe Sanmartino, Antonio
Corradini, Francesco Queirolo, et Francesco Celebrano. Grâce à cette brillante
équipe, la chapelle familiale se développa en un temple ésotérique où les
effigies des vertus mettaient en scène le cycle de la mort et de la
résurrection par l’initiation maçonnique, ainsi que les degrés successifs qui
mènent au plus haut savoir.
Le coût de cette
vaste entreprise, qui dura pendant près de vingt ans, s’élevait à un montant total
de plusieurs dizaines de milliers de ducats, incluant l’héritage familial. Plus
significatif encore : selon les archives de la Banque de Naples, le Prince
commença les travaux de rénovation de son propre palais entre 1761 et 1765 en
prévision du mariage de son fils Vincenzo. À cela, il faut ajouter le coût des
matériaux pour le travail en laboratoire. En 1762, le prince se fit arrêter
pour avoir tenu une salle de jeux illicites dans ses appartements, ce qui
aggravait encore ses dettes.
Dans une Breve
nota anonyme, publiée en 1766, peut-être écrite par Raimondo lui-même, ou
par un de ses proches, on peut lire : « La plus merveilleuse des
inventions du Prince est sa fabrication de fausses lapis-lazulis à un coût très
faible. » Il semblerait donc qu’en dépit de ses difficultés
financières constantes, Raimondo et ses artisans soient parvenus à des
résultats non négligeables. Mais était-ce réellement le cas ?
Ligne rouge et
ligne bleue.
La fabrication de
fausses pierres précieuses et la teinture de marbres n’étaient pas à proprement
parler des découvertes. Dans les mêmes années, le comte de Caylus parvenait à
des créations remarquables dans ce domaine et de nombreux documents attestent
de la circulation de faux — parmi la bibliographie, on retiendra la monographie
d’Anne-Françoise Cannella (2006) : Gemmes, verre coloré, fausses
pierres précieuses au Moyen Âge : le quatrième livre du trésorier de
philosophie naturelle des pierres précieuses de Jean d’Outre-Meuse. Cette
circulation de la verroterie était particulièrement intense dans l’Italie du
dix-huitième siècle, en particulier à Venise et à Naples, les deux principaux
centres de production.
Au cours de la
décennie 1750, le Palais de Raimondo devint un des passages obligés lors des
Grands Tours d’Europe de l’aristocratie. L’historien français Pierre-Jean
Grosley rendit visite à di Sangro en 1758 et dans ses mémoires, il mentionne
des blocs de marbre blanc teintés en rouge, « pour leur donner
l’apparence d’un galero de cardinal. » L’évêque Bisceglie Pompeo Sarnelli,
auteur du guide le plus célèbre de l’époque, le Nuova guida de’ forestieri
(1782), remise à jour de l’édition originale de 1688, note la présence d’un
élément analogue sur la tombe du prince. « La pierre tombale est
colorée en rouge, en imitation du porphyre. »
Le guide prête
attention à l’autel réalisé par Francesco Celebrano et Paolo Persico dans la
décennie 1760 : « Au-dessus de ce haut-relief figure une
incrustation de faux lapis-lazulis, produits par le Prince Raimondo, pour un
très faible coût, mais qui trompera n’importe quel expert, même le plus
perspicace. Leur eau présente exactement le même éclat que les vrais, ainsi que
leur dureté et leur poids apparent. » Selon l’inventaire du notaire de
Maggio, l’incrustation de lapis-lazulis n’était pas terminée en 1771 et les
pierres devaient encore y être ajoutées. L’ensemble fut donc réalisé à
titre posthume, sans doute avant 1782.
La pigmentation
bleue peut tromper l’observateur non averti, mais un examen attentif révèle que
le matériau employé est en fait du bois que l’artiste aura colorié par un
enduit qui imite à la perfection la pierre précieuse.
Pour tirer les
choses au clair, nous avons entrepris deux analyses minéralogiques distinctes.
La première, non-invasive, fut réalisée au moyen d’une spectroscopie Raman et
VIS-NIR qui permet l’identification des minéraux et pigments, ainsi que la
présence éventuelle de résine. Cette spectroscopie visait la charpente bleue
autour du maître-autel, les débris de pigments rouge sur le galero
cardinalice de la statue de St Oderisius et enfin, sur le coussin à la base de
cette même statue.
Une deuxième série
d’analyses a été entreprise pour vérifier la composition des matériaux employés
pour les lapis-lazulis dans l’incrustation au-dessus du maître autel et de la
statue. L’examen portait principalement sur a présence de pigments
d’ultramarine et de microgranulés de cinabre sur le chapeau de la statue.
Incrustation de lapis-lazulis.
En ce qui concerne
le pigment de l’encadrement en simili-lapis-lazulis, le VIS-NIR montre qu’il ne
s’agit d’ultramarine ou lazurite naturelle, un minerai qui donne sa teinture
bleue à la pierre. Le microéchantillon prélevé avait été serti dans de la
résine et préparé à une exposition au microscope électronique : les analyses
ont confirmé la présence d’ultramarine sans pour autant pouvoir préciser si
elle était naturelle ou fabriquée. Les tests SEM-EDS confirment l’hypothèse
d’un pigment artificiel ; l’étude chimique, en particulier, montre une
forte présente de sulfure, un faible taux de sodium, une absence de calcium.
Raimondo et ses
collaborateurs parvinrent à produire un pigment bleu qui correspondait
parfaitement à l’ultramarine : plutôt que de recourir à de véritables
lapis-lazulis, ils combinèrent leurs produits jusqu’à obtenir une imitation
convaincante. Comme dans le cas des machines anatomiques de Raimondo, le
scientifique se servit de matériaux naturels pour produire l’apparence du
vivant. L’ultramarine naturelle s’obtient par la purification des lapis-lazulis
par la séparation des composantes de la lazurite, ce pigment naturel était très
populaire au début du seizième siècle ; en général, il était importé du
Badakhshan, aujourd’hui Afghanistan, jusqu’à Constantinople, puis en Perse,
jusqu’aux ports d’Italie.
Le Libro dell’arte
de Cennino Cennini, daté de la fin quatorzième siècle, décrit les étapes
nécessaires pour obtenir « cette pierre aussi chère que l’or. »
Aussi raffiné le pigment soit-il, l’ultramarine naturelle contiendra toujours
des résidus d’autres minéraux proches de la lazurite. Au contraire, ce qui
frappe dans le cas du pigment bleu obtenu par Raimondo, c’est sa pureté et son
absence de tels résidus. Sa composition chimique se distingue par son absence
totale de calcium alors qu’on en trouve dans les échantillons naturels.
Outre l’ultramarine
artificiel, les analyses détectent aussi une fine couche d’or, destinée à
donner du brillant, et par-en dessous un caillot de fer rouge dans lequel les
analyses supplémentaires ont révélé la présence de gypse.
Il pourrait s’agir
du premier cas historique d’ultramarine « artificielle », avant le
compte rendu de Goethe en 1787 et la découverte officielle de la formule de
synthèse par Jean-Baptiste Guimet, en 1828.
Le chapeau
cardinalice de St Oderisus.
À ce niveau, les
analyses VIS-NIR révèlent que Francesco Queirolo se servit de cinabre,
également appelé vermillon, un sulfure de mercure généralement employé par les
artistes.
La spectrographie
Raman confirme la fluorescence observée : les reflets verts sont dus aux
résidus organiques dans la fluorite, un minéral qui présente une vaste palette
chromatique en fonction de ses impuretés, de son exposition aux radiations, ou
de l’agrégation d’autres minéraux en cours de formation. La fluorite s’emploie
depuis longtemps comme pigment dans la fabrication du verre et la fusion des
métaux ; on la trouve dans des gisements géologiques, en Russie, en
Espagne, Angleterre et Allemagne. Exposée aux rayons ultraviolets, elle dégage
une chaude fluorescence qui la rend si particulière.
Le principe de la
fluorescence fut découvert au tournant du dix-neuvième siècle par Frederick W.
Herschel, après les observations de Carl Wilhelm Scheele (1742-1786). Le Prince
de Sansevero prétendait avoir créé une lampe qui brûlait indéfiniment sans
consommer aucun combustible.
Dans sa Dissertation
sur une lampe antique (1756), Raimondo rapporte une légende comme quoi des
historiens munichois auraient exhumé une lampe qui brûlait encore ; grâce
à une de ses connaissances, il aurait obtenu une copie de la lampe et un
échantillon de son huile. Ce combustible a priori inépuisable provenait selon
lui des roches des sépultures qui s’imprégnaient de sels des os humains,
c’est-à-dire du phosphore.
Abstraction faite
de la légende, il n’est pas impossible que Raimondo ait employé de la fluorite
à cause de sa luminosité bleue, qui aurait intensifié la coloration rouge du
chapeau cardinalice. Par ailleurs, le bleu est une couleur importante dans la
symbolique maçonnique.
Spectre
large : palingénésie minérale, mimésis naturelle, bijoux de loge.
Du coup, s’éclairent
les problèmes financiers du Prince de Sansevero : une véritable fortune
s’avérait nécessaire pour réaliser ces projets dont il aurait commencé à se
vanter à partir de 1750. Cette production de pierres précieuses, de pigments,
de marbres et de gemmes s’inscrivait dans une recherche de « l’Archea »,
du grand principe générateur. Pour Raimondo et ses collaborateurs, reproduire
des lapis-lazulis ne différait pas fondamentalement de la réanimation de crabes
de rivières ou de constituer des machines anatomiques. Tout cela s’insérait
dans un vaste programme d’érudition maçonnique et architecturale. En pratique,
toutefois, les choses s’avéraient plus complexes.
Au dix-huitième
siècle, les débats sur la génération spontanée et la régénération artificielle
poursuivaient une longue tradition occidentale ; le principe de
palingénésie avait lui-même suivi une évolution tortueuse. Pour les chrétiens,
il s’agissait de la résurrection ou de la purification par les eaux lustrales
du baptême, mais, vers 1750, le terme était plus généralement employé pour
désigner les « arcanes alchimiques qui restaurent les choses et les êtres
à leur état originel, qu’ils soient des plantes ou des animaux. » — on se reportera
à l’article « Secret pour ramener des choses détruites à leur premier
état », in. Encyclopédie, vol 11, de Denis Diderot et Jean d’Alembert
(1765)
La maçonnerie
considérait la palingénésie comme un de ses savoirs essentiels. À la fin du
dix-huitième siècle, l’occultiste maçon Duchanteau-Touzay écrivait dans Le
Livre de la Nature : « Un vrai philosophe connoit la
palingénésie, autrement appelée le phoenix des végétaux. Cette curieuse
résurrection des plantes conduit à la résurrection des animaux & à la
transmutation des métaux. » Même préoccupation chez le maçon Rudolf
Johann Friedrich Schmidt (1702-1761) dont le but était la prolongation de la
vie et la victoire sur la mort. Schmidt s’adonnait à l’hermétisme, à l’alchimie
et au rosicrucisme ; en 1739, il publie, à Iéna, l’Enchiridon
alchymico-physicum, sive Disquisitio de menstruis universalibus.
L’aspect symbolique
joue ici un grand rôle : dans la maçonnerie traditionnelle [à ne pas
confondre avec la « maçonnerie » belge] la palingénésie est un processus
alchimique qui correspond à l’ascension du néophyte à un degré de connaissance
supérieur, comme s’il renaissait de ses cendres. Dans une lettre à Haugwitz
(1782), Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) soutenait qu’une des trois
orientations de la maçonnerie alchimiste était celle qui professait la
résurrection authentique, la régénération corporelle, par l’eau et l’Esprit,
comme Jésus l’enseignait à Nicodème, en Jean 3.5 : « En vérité, en
vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’esprit, il ne peut entrer
dans le Royaume de Dieu. »
Raimondo di Sangro
se passionnait pour la résurrection alchimique des minéraux et il décora la
chapelle familiale selon cette symbolique. La production de pierres
artificielles faisait partie de l’alchimie depuis la fin du dix-septième
siècle : il s’agissait de rendre leur malléabilité aux métaux, ou de
produire des arbres de Diane, censés démontrer l’unité du genre végétal,
minéral et animal. On en trouvera un exemple chez Jean-Jacques Dotrus de Marian
et sa Dissertation sur la glace (1749) ou Explication physique de la
formation de la glace et de ses divers phénomènes.
Robert Boyle étudia
en profondeur les processus de formation des minéraux et cette figure
scientifique inspira Raimondo. De son côté, le philosophe allemand Karl von
Eckartshausen (1752-1803), dans le deuxième volume de ses Aufschlüsse zur
Magie aus geprüfte Erfahrungen über verborgene philosophische Wissenschaften
und verdeckte Geheimnisse der Natur, opposait la palingénésie naturelle,
animale, et surnaturelle ; seule la seconde pouvait rétablir intégralement
l’organisme, l’autre n’opérant qu’extérieurement et pour un bref moment.
Au début du
dix-huitième siècle, Johann Conrad Creiling soutenait lui aussi la possibilité
de reproduire artificiellement la croissance des minéraux par humidification ou
par distillation, par l’eau (la pluie) et par le feu (le soleil) Un autre
alchimiste allemand Johann Michael von Loën affirmait que minéraux et métaux
devaient être traités comme des plantes et des animaux « dérivés de la
germination universelle de toute chose. » Quant au minéralogiste suédois
Johan Gottschalk Wallerius, il considérait la restauration des propriétés des
agates comme un exemple de palingenisia mineralis.
De Felice, un des
protégés du Prince, était l’auteur d’un Dictionnaire universel raisonné des
connaissances humaines où il avait rédigé un article complet sur le sujet
en s’inspirant des hypothèses de Charles Bonnet selon lequel il n’existait
aucune distinction stricte entre minéraux, plantes et animaux. Au cours du
dix-huitième siècle, le fossé entre naturalia et artificialia
s’agrandit au profit du second terme qui acquit un prestige tout particulier.
L’imitation, la
duplication, l’artifice n’était plus une vulgaire falsification ou un attrait
du faux, mais une forme d’alchimie qui impliquait de profondes connaissances
des qualités physiques et optiques. Raimondo et son équipe d’artisans
cherchaient avant tout à recréer les conditions réelles mais sur un mode
fantastique et théâtral afin de séduire ou d’étonner les observateurs, comme
lorsqu’ils reproduisaient le miracle de la liquéfaction du sang de St Gennaro.
La capacité à
distinguer entre l’artifice et l’authentique, entre l’artefact et le naturel
devint peu à peu une marque de distinction ; la bibliothèque de Raimondo
nous éclaire sur le sujet. Le prince reçut son éducation des Jésuites au
Collège Romano, les héritiers intellectuels d’Athanase Kircher et de ses
« instruments magiques » à la fois destinés au divertissement et à
l’ingénierie.
En avril 1787,
lorsque J. W. Goethe visita les orfèvres et joailliers de Palerme, il s’étonna
de la teinte bleue claire et brillante qu’ils obtenaient pour imiter les
lapis-lazulis dans l’église de la Compagnie. Un célèbre extrait de son Voyage
d’Italie (1786-1788) serait souvent cité comme le premier exemple
d’ultramarine artificielle. « Pour les Jésuites, rien d’impossible »
s’exclamait le poète allemand.
D’autre part,
Raimondo entretenait également des contacts avec la Sicile et l’anatomiste,
artisan, prêtre Giuseppe Salerno, qui lui fabriquerait ses machines
anatomiques. Néanmoins, il se pourrait fort bien que Raimondo aient aussi une
dette technique envers les Jésuites de l’île.
Savoir et réseaux.
Si les intuitions
de Raimondo n’étaient pas fondamentalement originales et s’il aimait à se
moquer des érudits en quête de sensations fortes, il n’en entretenait pas moins
des relations avec les cénacles intellectuels et maçonniques européens. Seuls
ses proches avaient accès à son arrière-cuisine.
Dans le volume 3 de
ses Nouveaux mémoires, Grosley affirme l’avoir vu de ses propres yeux
teindre en rouge une Vierge de marbre blanc et cela depuis l’intérieur même de
la statue. En 1764, ce fut au tour du français Jérôme Richard de se rendre à
Naples où il vit également le processus à l’œuvre ainsi que les faux
lapis-lazulis et les pierres de sang ; il en donne un aperçu dans sa Description
historique et critique de l’Italie, en six volumes, publiés à Dijon, deux
ans plus tard.
Selon
le Nuova Guida de Sarnelli, le portrait de Vincenzo di Sangro, le fils
de Raimondo, que l’on trouve au fronton du parvis de l’église est à l’origine
« un marbre blanc teint par des procédés qui l’ont coloré de
l’intérieur, selon l’invention du Prince. » De même, l’entrée
principale porte un « manteau de marbre vert, une teinture qui a
pénétré l’intérieur même du matériau, qui, à l’origine, était blanc. »
En
1796, le physicien, chimiste et philosophe naturel Giuseppe Saverio Poli affirmait
que Raimondo di Sangro était l’auteur de ces prodiges et qu’il avait transmis
son savoir à Francesco Celebrano, qui l’avait réemployé. Raimondo se serait
servi de l’esprit de vin ou du pétrole pour diluer des teintures qu’il versait
ensuite sur une pièce de marbre chauffé. La couleur y pénétrait si profondément
qu’elle teintait la pierre jusque dans ses couches les plus inaccessibles.
Richard
confirme la portée artistique de ces secrets de fabrication. Raimondo
fabriquait du stuc qui rendait « l’éclat argenté de la nacre de perle. »
Quelques années plus tard, le célèbre astronome français Joseph-Jérôme de
Lalande s’étonnait de la dureté de ces marbres ; dans son voyage d’Italie,
il s’étonne de la capacité du prince à blanchir des gemmes ou à modifier la
coloration des améthystes.
Le
naturaliste polonais Michal Jan Borch citait Raimondo comme une autorité dans
le blanchissement des lapis-lazulis ; plus significativement, Lalande
rapporte que le Prince aurait fait cadeau d’un de ses exemplaires à son amie
maçonne, la Margravine de Bayreuth, lors d’une visite en mai 1755. Une fois de
retour en Allemagne, la Margravine l’aurait confiée à ses chimistes qui la
soumirent à l’acide nitrique et à l’émailleuse pour vérifier s’il ne s’agissait
pas simplement de verre teinté — et ce n’était pas le cas.
La
Breva nota de Sarnelli confirme tout cela et ajoute plusieurs détails
intéressants quant à l’inventaire réalisé par le notaire de Maggio en 1771. Au
rez-de-chaussée de son palace, le prince avait fait aménager plusieurs pans de
verre teintés, colorés en profondeur, mais qui présentait un éclat et une
transparence qui ne pouvait s’expliquer que par un travail à chaud. Près de
quatre-vingt-seize blocs de marbres de Carrare furent retrouvés dans un coffre,
tous intensément colorés, la plupart « imitaient si bien les pierres précieuses
qu’ils en devenaient indiscernables. »
D’autres
étaient d’une telle perfection qu’ils échappaient à l’ordre naturel. Non
seulement Raimondo maîtrisait la technique, mais il fréquentait les antiquaires
et graveurs de Naples et de Florence, comme Anton Francesco Gori qui l’estimait
beaucoup et lisait ses œuvres.
Leur
riche correspondance fait aujourd’hui partie des collections de la Bibliothèque
Marucelliana. En 1753, Raimondo intégra la Société Colombaria Fiorentina,
fondée en en 1735 par Gori et d’autres érudits. Ce cénacle constituait un lieu
d’échange et de discussion sur l’archéologie, mais ses membres y exposaient
aussi leurs collections, comme c’était le cas du franc-maçon Philipp von
Stosch. Un tel réseau intéressait Raimondo au premier chef : il le
renseignait sur la circulation des pierres, leur authenticité, leurs modes de
fabrication.
Au
dix-huitième siècle, la production de fausses pierres précieuses obéissait
également à des impératifs économiques. Entre 1716 et 1718, le Régent Philippe
II cherchait à rétablir le commerce extérieur de son royaume. Pour renflouer
ses caisses, il entreprit de fondre des copies d’émaux et de camées. Cet art de
l’imitation, tout à fait honorable, lui fut suggéré par Pierre-Elisabeth
Fontanieu, l’intendant garde-meuble de la Couronne qui rédigea un essai à
l’attention de Monsieur : L’Art de faire les cristaux colorés imitant
les pierres précieuses. (1778)
Dans
la péninsule, Naples était alors l’épicentre de la fabrication de gemmes. C’est
là qu’en 1730, l’imprimerie Gennaro Muzio publia une encyclopédie sur les
gemmes et minéraux, Della storia naturale delle gemme, composée par
l’érudit Giacinto Gimma et qui contient une entrée sur le commerce de faux, parfois
vendus à très haut prix. Dans son Art de la verrerie (1752), Christopher
Merret décrit les recettes comme « une porte ouverte à la tromperie et
à la fraude » et ce trafic tenait le roi Ferdinand IV à cœur, au point
qu’il interdit aux orfèvres spécialisés dans l’or et l’argent de forger ou de
vendre de la joaillerie taillée dans des « pietre non fine. »
Conclusion
Dans
les années 1970, les touristes se pressaient devant la statue de St
Oderisius : les guides de l’époque affirmaient que le coussin sur lequel
le saint s’agenouillait était d’améthyste. De nos jours, un simple clic de
souris suffit pour apprendre qu’il s’agit en fait de porphyre. Mais les
informations sont plus difficiles à obtenir sur le chapeau du Saint ou sur la
structure ovale bleue qui entoure le haut-relief de la déposition du Christ. Et
pourtant, ce sont là les plus belles réalisations de Raimondo Si Sangro.
Les
tentatives du prince et de ses artisans alchimistes tendaient dans deux
directions : la palingénésie minérale, selon la quête maçonnique de la
réintégration ou de la renaissance, mais aussi la mimésis naturelle voire la
quête de « l’hypernature », la présentation d’une
« nature » améliorée par ses le choix de ses coloris, de ses
matériaux.
Les
deux orientations répondaient à la fois à une nécessité économique et
symbolique parfois indiscernables l’une de l’autre. Si Raimondo et ses
collaborateurs aimaient à déployer leur théâtre alchimique de machines
anatomiques, d’ampoules de sang liquéfié ou de lampes inépuisables, ils
tentaient dans le même temps d’obtenir des fonds en imitant les pierres et les
pigments.
L’inventaire
de ses biens réalisé en 1771 ainsi que le fonds d’archives préservé à la Banco
di Napoli viennent confirmer l’importance que revêtait ce projet pour le prince
et les sommes exorbitantes qu’il consacra à la transformation de la Chapelle
Sansevero en un temple maçonnique.
Certaines expériences de la Chambre du Phénix furent reproduites dans la chapelle, non seulement parce que la quête philosophale produisait des coloris et des marbrures à bon prix, mais aussi parce que ces artifices remplissaient un rôle théâtral et symbolique auprès des aristocrates européens qui accomplissaient leur pèlerinage. L’œuvre du Prince était une démonstration de puissance ou comment l’homme pouvait apprendre à « recréer » la nature.
Commentaires
Enregistrer un commentaire