Habeum Papissam

 

Pris sur Academia.edu. Le mythe de la papesse Jeanne par Jan Machielsen, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content.

« Un mixte flamboyant de drag-queen et de Grand Inquisiteur »

François Angelier

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Au début de la décennie 1660, Thomas Barlow, le doyen du Queen’s College d’Oxford, futur évêque de Lincoln, fit une découverte bouleversante en étudiant la Summa de Ecclesia de Juan de Torquemada. Dans cette vénérable somme, achevée en 1453, mais qui ne serait publiée qu’un siècle plus tard, le cardinal espagnol s’attache à réfuter les critiques conciliaristes de la papauté. En défense de l’autorité pontificale, Torquemada invoque par l’absurde l’impossibilité d’une hérésie du Vicaire du Christ :

« Dès lors qu’il est établi qu’une femme fut considérée comme pape par tous les catholiques, dès lors qu’un Juif ou qu’un païen peut abriter en son cœur la traîtrise ou son absence de foi, alors, il ne serait pas impossible que, pour un temps, un hérétique soit tenu pour pape, bien qu’il ne le serait effectivement, car il serait alors dépourvu de sa juridiction divine. »

Dans cet extrait, ce qui laissait Barlow perplexe était moins les implications théologiques des conséquences d’un pape hérétique quant à l’ordination des prêtres et des évêques, que l’insupportable concession, faite en passant, comme quoi… une femme avait été pape !

Dans les marges de son exemplaire daté de 1561, le doyen écrivit en latin : « Johanna Papissaa CUNCTIS CATHOLICIS Sputbatur Papa ! », soit « La Papesse Jeanne fut considérée comme pape PAR TOUS LES CATHOLIQUES ! » Pour faire bonne mesure, il recopia ce passage de Torquemada dans ses propres notes sur le traité de Samuel Desmaret, Joanna Papissarestituta (1658), un vibrant plaidoyer sur l’existence historique de la papesse.

Néanmoins, Barlow ignorait que ces mots n’étaient pas de Torquemada. Ce dernier les avait repris textuellement du Dialogus (1332-47) du scolastique anglais Guillaume d’Ockham. À l’époque de Barlow, l’existence de la papesse faisait l’objet de vifs débats depuis plus d’un siècle et commençait à attirer la critique protestante.

La découverte de Barlow et son étonnement constituent un excellent point de départ : dans la plupart des versions, une certaine Jeanne aurait obtenu le trône de Saint-Pierre en 850 sous le titre de Pape Jean VIII, jusqu’à ce que sa véritable identité soit dévoilée en public, lorsqu’elle donna naissance au cours d’une procession, non loin de la Basilique Saint-Clément-du-Latran.

Dès sa première mention dans les chroniques monastiques du treizième siècle, soit bien longtemps après son règne supposé, la papesse fut un motif de satire anticléricale ; plus récemment, elle devint une icône féministe et tout le paradoxe est que ce sont les Protestants qui tenaient les sources catholiques pour authentiques alors que ces derniers les évacuaient comme fausses ou hérétiques.

Que la chrétienté du quatorzième et quinzième siècle ait tenu cette légende pour vraie sans s’en offusquer nous fournit un indice sur les mentalités de l’époque.

Naissance de la Papesse.

Dans son étude désormais classique, Alain Boureau (1988) repère les principaux éléments qui ont fini par constituer un seul et même narratif qui, au fil du temps, a gagné en crédibilité. Le premier élément est l’usage de chaises curules au cours de l’investiture papale entre 1099 et 1513.

Les chaises en question étaient trouées ; d’après une légende, il se serait agi de chaises d’accouchement employées symboliquement pour désigner notre-mère-de-Rome. Une autre explication, à partir du douzième siècle, les décrit comme des « sedes stercoraria », des trônes de cabinets, destinés à rappeler leur humanité aux papes, en écho à 1. Samuel 2:8 : « De la poussière, il retire le pauvre. Du fumier, il retire l’indigent pour les faire asseoir avec les grands. » Troisième explication : les orifices dans la chaise curule était destinée à vérifier si le pape était bien un homme.

Le deuxième élément du mythe se base sur une étrange déviation de parcours du Vatican au Latran, lorsque le cortège d’investiture évitait la Basilique Saint-Clément. C’est là que la Papesse Jeanne aurait donné naissance à un fils mort-né, ou qu’elle aurait été piétinée par une foule en colère. Une statue était censée commémorer l’événement et Martin Luther prétendait l’avoir vue lors de son voyage à Rome en 1510, alors qu’il était encore un simple moine. Cette statue, probablement de la Vierge, aurait été détruite par Pie V.

Le troisième élément du mythe est une étrange inscription, censée orner la pierre tombale de la papesse, ou le site qui lui était dédié. Cette inscription consiste en six « Ps », abréviation de « Petre, Pater, Patrum, Papiss[a]e, Prodito Partum », Pierre, Père des Pères, a trahi la naissance de la Papesse.

À partir de ces données, Boureau situe l’apparition du mythe au douzième siècle, comme une forme de résistance populaire au pouvoir de la papauté. Après l’instabilité du onzième siècle, le Vatican avait accru son autorité temporelle, éliminant les traditions civiques tout en se retirant hors de vue. Le peuple et le petit clergé de Rome perdirent contact avec la symbolique de l’investiture papale et l’inversion carnavalesque fit le reste. La papesse apparut dans les chroniques médiévales, à partir de 1260, chez le Dominicain polonais Martin d’Opava, mieux connu sous le nom de Martinus Polonus, lequel avait longtemps séjourné à Rome.

En 1255, le frère dominicain Jean de Mailly explique dans la préface de sa chronique comment « le pape ou plutôt la papesse, car c’était bien une femme qui prétendait être un homme, fut reçue par la curie pour son joyeux caractère, avant d’être appelée cardinal, puis pape. » Jean de Mailly fait précéder cette entrée de la mention « require » pour signifier qu’elle exige un complément d’information. À ce stade, la papesse ne porte pas encore de nom et son apparition coïncide avec celle de la chaise curule. Manquent également le détour de la procession, la mort tragique du nourrisson (elle donne naissance alors qu’elle monte à cheval) mais on trouve déjà l’épitaphe énigmatique.

Le Moyen Âge révisait fréquemment les copies de textes plus anciens et c’est ainsi que la légende se retrouva dans les marges de chroniques plus anciennes, comme celle de Marianus Scotus (1028-82) ou de Sigebert de Gembloux (1030-1112) Ces pratiques fréquentes allaient brouiller les pistes et fournir des arguments à la Réforme. Dans sa très influente Chronicon pontificum et imperatorum, Polonus décrit la papesse avec moult détails biographiques, il lui donne un nom et la situe au neuvième siècle.

« Alors, Léon [IV (847-55)], de son nom Jean l’Anglais, né à Mayence, régna pour deux ans, sept mois et quatre jours. Il mourut à Rome et la papauté resta vacante durant un mois. Il fut, dit-on, une femme, et lorsqu’il était encore jeune fille, un de ses amants l’emmena à Athènes, déguisée en homme. Elle se forma à d’innombrables sciences, dans lesquelles nul ne l’égalait, tant et si bien qu’elle vint à Rome pour lire le trivium [la grammaire, la logique, la rhétorique] et où les maîtres et les étudiants s’instruisirent à son écoute. Elle mena une vie exemplaire dans la Cité et finit par être élue pape, mais au cours de son règne, elle tomba enceinte par les œuvres d’un de ses familiers. Comme elle ignorait la date de la délivrance, alors qu’elle cheminait de Saint-Pierre au Latran, elle accoucha entre le Colisée et l’Église Saint-Clément, où elle mourut et on dit qu’elle fut enterrée là-bas. C’est depuis que le Pape évite de prendre ce chemin, et beaucoup pensent que c’est par anathème sur ce qu’elle fit. »

On dit que… Beaucoup pensent… Ces tournures étaient alors fréquentes chez les chroniqueurs et les catholiques y verraient plus tard une clause de scepticisme. Néanmoins, la Légende dorée de Jacques de Voragine (1260) compile de nombreuses curiosités tout aussi invraisemblables et qui, pour les contemporains, n’avaient rien de satirique, ni d’antipapiste.

D’autre part, Polonus accumule des strates parfois contradictoires : la papesse est anglaise… mais née à Mayence. Le protestant Alexander Cooke, qui croyait en son existence, suggérait qu’Anglicus aurait pu être son deuxième prénom et qu’elle s’appelait en fait Ioanne l’Anglaise. D’autres noms circulaient, Anna, Agnès, Gilberte, tout comme diverses dates de règne. Des copies de la chronique de Polonus lui attribuaient une fin plus heureuse et la faisaient entrer au couvent, avant que son fils ne soit nommé évêque d’Ostie.

Il est frappant de voir comment les Dominicains, grâce ou à cause de leur peu de connaissances de la reproduction biologique, parvinrent à donner chair et cohérence à cette légende sans jamais la comparer à la Vierge Marie : une copie du quatorzième siècle suggère que Jeanne tomba enceinte sans s’en rendre compte et qu’elle voyagea parce qu’elle ignorait tout de la parturition, ce qui en ferait presque une sainte. Les humanistes de la Renaissance ne manifestèrent pas plus de scepticisme et brodèrent un peu plus la légende.

Boccace, dans De mulieribus claris rapporte comment Jeanne, une fois élue papesse, tomba en proie à une sensualité débridée et « trouva quelqu’un pour satisfaire secrètement le successeur de Pierre, afin que le pape tombe enceinte, ut papa conciperet. » Avant la Réforme, des pamphlets antipapistes mentionnaient déjà Jeanne, notamment Ockham qui se demandait ce qui distinguait un pape d’un pseudo-pape, mais la Papesse apparaît également dans le contexte du schisme d’Avignon et des controverses autour des frères Franciscains. Les humanistes de la Renaissance se délectaient de la légende de la vérification des testicules papales tout en remarquant que les papes avaient trouvé d’autres moyens de prouver leur virilité. Dans tous les cas, la Papesse servait d’aiguillon à la réforme.

Pour marquer le jubilée de 1475, le pape Sixte IV commanda une vie des papes à Bartolomeo Platina, lequel ne pouvait omettre une anecdote à laquelle « presque tous » accordaient foi et qu’il considérait lui-même comme probable — l’épisode ne donna lieu à aucune censure. Après tout, la papauté du même siècle toléra également la démolition en règle des Donations de Constantin par Lorenzo Valla.

La seule note de scepticisme provint du diplomate Aeneas Sylvicus Piccolomini, puis du pape Pie II (1405-1464) lors d’une confrontation avec l’hérésie hussite.

Une tempête s’annonçait.

Papesse et Réforme.

La Réforme allait accentuer l’identification de la papauté à la prostituée de Babylone et développer un répertoire antipapiste. Et pourtant, le démarrage fut lent. Si Luther affirmait se souvenir de la statue de la Papesse et de son enfant, l’anecdote figure dans les écrits de la fin de sa vie et elle ne compte pas plus de deux phrases. La seule référence chez Calvin figure dans une œuvre mineure de 1549, « Vera Chrisitianae Pacificationis at Ecclesiae Reformandae Ratio » Elle est encore plus laconique : il conseille aux catholiques de se tourner vers la papesse pour la succession apostolique.

La première digression protestante figure dans l’Illustrium Maioris Britanniae scriptorum… summarium (1548) de John Bale lequel s’inspire de Boccace et de Platina. « La Papesse prouve avec un réalisme digne d’Appelle que l’église est le trône de la grande prostituée et la mère de toutes les abominations. » Bale décrit également la grossesse de Jeanne à la suite de sa rencontre avec un cardinal : « Ô saint célibat ! » et il lui attribue même un grimoire de nécromancie, ce qui fait d’elle un précurseur du pape magicien Sylvestre II (999-1003)

Le traité de Bale rencontra un vif succès : il inspira une disputatio dans le neuvième tome des Centuries de Magdebourg (1566) mais la papesse n’y est pas mentionnée. Heinrich Cornelius Agrippa la mentionne en passant dans Declamatio de nobilitate et precellentia foeminei sexus (1529) à la suite d’une longue liste de femmes illustres, toutes sorties de la bible : Dalila, Abigaïl, Naamah, entre autres. Dans son inventaire des conciles, le Dominicain Bartolomé Carranza, futur archevêque de Tolède sous Philippe II, mentionne un pape Jean VIII qui aurait reçu l’investiture par des « arts maudits » mais il doute de la véracité de l’épisode.

Dans un débat sur l’ordination des femmes, un autre Dominicain, Domingo de Soto, théologien de Salamanque, cite sans donner de nom une femme qui serait devenue pape. « Dès lors que le sexe féminin est inférieur au mâle, et que l’ordination est la consécration de sa prééminence, alors, l’ordination d’une femme serait un signe trompeur, qui invaliderait le sacrement, bien qu’on prétende qu’une femme ait été pape. » Tout comme ses prédécesseurs Torquemada et Ockham, Soto ne considère pas que Jeanne ait été un pape authentique, mais il n’évacue pas entièrement son historicité.

La polémique ne prend véritablement qu’en 1562 avec la première réfutation catholique du mythe. Elle semble avoir été l’œuvre du frère augustin Onofrio Panvinio, dans une note de sa nouvelle version du Vitae pontificum de Platina. En 1565 paraît également une réédition d’une moralité de 1480, le Juttenspiel où l’âme de la papesse Jutta est sauvée grâce à l’intercession de la Vierge Marie. C’est dans ce contexte que les théologiens réformés Hieronymus Tilesius et Christopher Irenäus décrivent la papesse comme le symbole même de la « putasserie maudite », « verdammliche Hurerei » de la papauté.

L’intolérance catholique envers la papesse montre que les temps ont changé et il ne s’agit pas seulement d’une réaction à la polémique protestante. L’autorité du pape s’était renforcée en tant que figure centrale du catholicisme et se sentait de plus en plus menacée par la « sola scriptura » préconisée par la Réforme. Or, il était évident, pour le concile de Trente, que l’Église, en tant que corps du Christ et gardienne de la tradition, représentait un lien ininterrompu avec les premiers apôtres. « Sur cette pierre je bâtirai mon église » (Matthieu 16 :18) Dans un tel contexte, la papesse devenait une pierre de scandale.

Lorsque Panvinio annota la vie de Platina, il se concentra sur un ensemble de détails biographiques qui remontaient à Polonus et qui situaient la papauté de Jeanne dans les années 850. Dès le début, Panvinio comprit que les apparitions de ce personnage ne pouvaient être vraies. Tout d’abord, il y a la question de la chronologie et de son insertion dans la succession des papes.

Panvinio se base sur les calculs de son contemporain Anastase le Bibliothécaire (818-878) qui avait correctement établi les dates et règnes des dix autres papes : un intervalle de plus de deux ans est tout simplement impossible, même en tenant compte des morts. D’autre part, Panvinio remarque, après 1350 : « tout ceux qui ont écrit sur les pontifes romains, soit dans le détail, soit à titre anecdotique, n’ont jamais fait la moindre mention d’elle et pourtant, ils furent nombreux. »

Outre la réaffirmation des dogmes catholiques à la fin du Concile de Trente, il y avait une autre raison pour que la Réforme invoque la Papesse. L’accession au trône d’Angleterre par Elisabeth I lui conférait le titre de Gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre, ce qui, de facto, produisait une papesse protestante. En 1567, le catholique Thomas Stapleton écrit : « pendant plusieurs années, l’Angleterre fut dirigée par la famille impie de l’Homme [Henry VIII], de Childe [Edward VI] et de la Femme [Elizabeth] et le moindre prodige, en de telles circonstances, eût été d’avoir une papesse, mais, comme je l’ai déjà dit, c’est là chose totalement impossible et qui a été assez démontrée. »

En 1594, l’historien et magistrat français Florimond de Raemond (1540-1601) s’émerveille de la prudence et de la sagesse de la « nouvelle papesse qui fut capable de se maintenir paisiblement à la tête de son royaume pendant de si longues années. » D’après Craig M. Rustici (2006), il semble qu’une pièce de théâtre sur la papesse ait été jouée au cours du règne élisabéthain mais on ne retrouve nulle trace de livrets théâtraux qui l’atteste.

Lorsque les érudits réformés abordèrent le sujet de la Papesse, ils durent se confronter au statut de la femme et à la question de la reproduction. Une femme disposait-elle d’assez d’intelligence pour tromper les hommes ? Le très catholique Raemond ouvre son traité sur une question rhétorique : « Une femme d’aussi basse extraction aurait-elle pu accomplir ce que cette Jeanne a soi-disant fait ? »

Les protestants, au contraire, fournirent des exemples de travestissement et de subtilité : après tout, les Italiens apprêtés et imberbes ne confirmaient-ils pas la plausibilité de l’hypothèse ? Autre question : une femme, en admettant qu’elle fût élue pape, n’aurait-elle pas été trop âgée pour porter un enfant ? Là aussi, les protestants avaient la parade : Benoît IX n’avait que vingt ans lorsqu’il devint pape.

La critique devait également affronter la chronique médiévale tardive, laquelle tombait sous l’appréciation des différents camps confessionnels. Leone Allaci, bibliothécaire du Vatican, (1586-1669) avance une preuve paradoxale : qu’un menteur et un criminel aussi éhonté que le Patriarche orthodoxe Photius de Constantinople (810-891) n’ait jamais parlé de la Papesse prouve qu’elle n’a pas existé ! Cesare Baronio (1538-1607) développe le même argument : Léon IX n’aurait jamais accusé l’Église orientale de suivre une femme si la même accusation avait pu lui être adressée. L’allusion visait Photius que les catholiques croyaient être un eunuque, même si ce n’était pas le cas, au contraire de son rival, Ignatius.

Le protestant Egbert Grim, dans sa défense de la papesse (1635) longue de près de 1075, la plus longue sur le sujet, cite 135 témoins médiévaux catholiques. Alexander Cooke (1564-1532) dans son dialogue entre un protestant et un papiste (imprimé en 1610), renchérit en affirmant qu’il « ne citera pas des auteurs protestants, mais les témoignages de vos frères, les fils de vos propres mères. »

Ces interprétations tortueuses montrent à quel point le débat cristallisait les différentes confessions et identités. Les Réformés accusaient les catholiques d’avoir censuré ou détruit des sources qui auraient définitivement prouvé l’existence de la papesse. Ainsi, Cooke mentionne un manuscrit du quatorzième siècle, rédigé par Ranulf Higden, le Polychronicon, conservé dans la bibliothèque d’Oxford, connue pour être un nid de papistes et duquel l’histoire de Jeanne aurait été découpée aux ciseaux. « Qui aurait été assez fou pour faire cela… Qui d’autre sinon un papiste ! »

Egbert Grim, de son côté, fustigeait les Dominicain qui avaient refusé de lui donner accès à une chronique qui contenait l’histoire de la papesse, ce qui ne l’empêcha pas de citer le même manuscrit et ses témoins supposés. Le plus célèbre accusateur fut le bibliothécaire d’Heidelberg Marquard Freher (1601) qui avait emprunté à des Jésuites de Mayence deux manuscrits d’Anatase, le soi-disant contemporain de la papesse : il affirmait que les jésuites avaient caviardé le texte. En 1622, le pillage de la bibliothèque palatine par les troupes bavaroises allait jeter de l’huile sur le feu.

De leur côté, les catholiques comme Raemond, se considéraient comme les purificateurs de la tradition et de ses erreurs interpolées par des hérétiques afin de tromper le vulgaire. Dans ce contexte, les éditions imprimées avaient une importance cruciale : à Cologne, l’imprimeur de la version de 1616 du Chronicon de Polonus, basée sur « le plus ancien manuscrit, presque contemporain de l’auteur », précisait en page de titre que rien n’avait été ajouté ou retiré du livre.

La même mention d’authenticité s’appliquait à d’autre titres : Le chanoine tournaisien Jean Chifflet (1614-1666) affirmait qu’un visiteur batave n’avait jamais trouvé mention de Joanne dans l’autographe de Platina conservé au Vatican. Dans le sud de la Hollande, Cesare Baronio traita Sigebert de Gembloux de « schismatique. » Mais quand Aubert le Mire publia la chronique de Sigebert en se basant sur un autographe trouvé à Gembloux, il précisa que le nom de Jeanne manquait ce qui prouvait que Sigebert avait été accusé à tort — son traitement expéditif de Polonus devait lui attirer les foudres des étudiants polonais de Padoue.

L’incertitude autour de l’existence réelle ou non de la Papesse Jeanne ouvrait un boulevard aux catholiques pour réaffirmer le dogme. Johannes Stalenus, l’opposant à Egbert Grim, rédigea un catalogue qui recensait toutes les invraisemblances et différentes versions, la date de naissance de la papesse, son lieu d’origine, son nom de règne, etc.

Dans un registre analogue, un traité anonyme publié à Dublin en 1686 s’amusait de ce que « la papesse portait plus de noms que le Grand Mogol ou que le Seigneur et Empereur de Perse ne s’étaient jamais attribués. » La vérité pour les catholiques était une alors que l’erreur et l’hérésie étaient multiples.

La Papesse fourbissait les protestants d’un arsenal antipapiste. Un pamphlet en latin, publié à Wittenberg en 1624, présentait dix pages où chaque mot commençait par la lettre « P » en référence à l’épitaphe « Petre, Pater, Patrum, Papissa, Prodito Partum. » Néanmoins, depuis Panvino, l’affaire ne gênait pas vraiment les catholiques qui ne croyaient de toute façon plus à son existence. En fait, elle leur fournissait même une diversion bienvenue sur d’autres problèmes. De même, la papesse servait les Protestants pour resserrer les rangs, comme le prouve Egbert Grim.

Bien qu’il fût originaire d’Allemagne, ce dernier officia, à partir de 1630, comme chapelain de l’Église d’Angleterre pour un groupe de mercenaires au service des États-Généraux hollandais : il tentait de rabibocher ses patrons puritains, John Cotton et William Ames avec la tendance laudienne du gouvernement. L’opus magnum de Grim lui accordait un laissez-passer anticatholique auprès de Stephen Goffe, l’ambassadeur d’Angleterre. Dans ce contexte, la figure honnie de la papesse pouvait rallier tous les partis.

En juin 1680, la Duchesse de Portsmouth, la maîtresse catholique de Charles II, en fit les frais et quitta la représentation d’une pièce qui mettait en scène la papesse [probablement La Femme prélat, par Elkanah Settle]

Désillusion et Lumières.

En 1647, la publication par David Blondel du Familier esclaircissement si une femme a été assise au siège papal de Rome constitue un jalon essentiel : cet historien français protestant, mort à Amsterdam, (1590-1655) fut un des premiers à démêler le vrai du faux. Les catholiques s’emparèrent de son traité et les Huguenots se sentirent trahis — Pierre Bayle dans son Dictionnaire historique et critique déclare qu’aucun protestant ne réfuta aussi bien les Annales de Baronio. Mais Blondel n’était pas le premier et son œuvre reflétait un tournant parmi certains cercles huguenots envers l’Église des origines et histoire de la théologie.

Dans son Traité de l’emploi des Saints Pères (1632), Jean Daillé, l’ami de Blondel, établit un « bréviaire anti-patristique », un catalogue des erreurs et des controverses suscitées par les traductions défaillantes des Pères de l’Église. Dans De la primauté en l’Église (1641) Blondel critique durement l’infaillibilité prétendue de l’Église : l’ancienneté d’une croyance ne prouve en rien sa véracité. « Les protestants rejettent les erreurs des siècles pour s’en tenir le plus religieusement à la vérité de Dieu. » Toutes ces affabulations, comme par exemple la légende de la Sibylle, « défiguraient la beauté naturelle du christianisme sous de séduisantes apparences. »

Si les motivations de Blondel le situent en dehors du protestantisme, ses arguments n’étaient pas neufs, bien qu’ils soient plus sophistiqués. Sa critique se tourne vers les conditions d’écriture des manuscrits : l’écriture du Familier esclaircissement trouve son origine dans la découverte d’un manuscrit vieux de deux siècles par un contemporain supposé de Jeanne, Anastase le bibliothécaire, retrouvé dans la Bibliothèque royale de Paris et qui contenait un résumé du règne de la Papesse.

Loin d’y voir une preuve de l’existence de la Papesse, Blondel faisait remarquer l’état récent du manuscrit, son style et surtout, la vie de Jeanne provenait de la Chronique de Polonus, amplifiée et embellie. La nouveauté de Blondel venait de son côté intempestif au point que Samuel Desmarets l’accusait de faire le jeu des catholiques. Pierre Congnard, dans son Traité contre l’Eclaircissement (1655), avançait que les historiens étaient des êtres humains, sujets à l’erreur, et que si une contradiction mineure apparaissait, cela ne suffisait pas à disqualifier l’ensemble de l’histoire. Pas de fumée sans feu…

Blondel n’était pas seul. Une génération avant lui, l’historien huguenot, professeur à Leyde, Joseph Scaliger (1540-1609) enseignait que l’histoire de la papesse n’était qu’une fable. Dans ses Remarques historiques, critiques, morales et littéraires (1740) il écrivait que « la voix d’une femme se reconnaît facilement, même contrefaite. » Peu à peu, le débat allait se charger d’autres considérations : en 1692, à Wittenberg, une disputatio publiée par Christoph Beer Händel se servait de la papesse pour démontrer que l’investiture papale ne venait pas seulement de Dieu mais aussi de la loi naturelle.

En 1691, le théologien de Leyde Friedrich Spanheim publia un traité latin de 525 pages pour prouver l’existence de Jeanne : il ne commençait pas par des témoignages médiévaux, mais… par une histoire du travestissement, ce qui permettait aux femmes d’exercer des métiers qui leur était interdits. La Papesse n’aurait pas été la première à recourir à un tel stratagème… Théodora d’Alexandrie se vêtait comme un moine et fut accusée, assez curieusement, par une moniale de l’avoir mise enceinte. Dès lors, chez Spanheim, la Papesse n’est plus un motif d’horreur et quelques années plus tard, Leibniz, qui croyait pourtant l’histoire fausse, célébrerait Jeanne comme une figure héroïque.

Dans son Dictionnaire historique et critique (1697), Pierre Bayle, le précurseur du siècle des Lumières ne mentionne la Papesse que dans une note en bas de page sur Blondel. Avec son ironie habituelle, il note, peu avant sa mort, en 1704 : « il est évident que les mêmes choses apparaissent vraies ou fausses selon qu’elles agréent notre parti ou le parti opposé. » Implicitement, se demander si la Papesse a réellement existé ou non donne raison à l’argument réformé, mais cela entraîne aussi des conséquences plus déstabilisatrices sur l’ensemble de l’Histoire.

De son côté, Leibniz, dans son étude sur la papesse, cherche plutôt à rassembler les factions. Composé entre 1705 et 1709, Flores sparsi in tumulum Papissae, « Fleurs sur la tombe de la papesse », ne sera imprimé qu’en 1750. Leibniz, qui entretenait une discussion avec Bossuet sur l’unification du christianisme, s’intéressait à la papesse dans laquelle il voyait moins une légende qu’une expression littéraire voire poétique. Pour la première fois dans l’Histoire depuis Boccace, la Papesse n’était plus seulement une manifestation de ressentiment anti-papal, mais l’héroïne d’une fiction que l’on aime à raconter.

Voltaire mentionne qu’un pape aurait gagné le surnom de papesse « parce que les Romains disaient qu’il se serait montré encore moins courageux qu’une femme devant Photius. » L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1772) comporte un long paragraphe qui se concentre sur une allégorie du quatorzième siècle qui reprend l’histoire de la papesse, mais clairement, à l’époque des Lumières, il n’y a plus rien de déstabilisant dans cette figure légendaire.

Un mythe d’hier et d’aujourd’hui.

Pierre Bayle avait en partie raison lorsqu’il faisait remarquer que la longévité de la papesse s’expliquait par la créance qu’on voulait bien lui accorder. Que le débat ait véritablement commencé après la réfutation de Panvinio semble lui donner en partie tort. Après tout, l’opiniâtreté des protestants se poursuivit jusqu’au début du dix-neuvième siècle. En revanche, l’aspect partisan est clair. Les six petites pages que Panvinio lui consacrait en 1562 étaient convaincantes selon les critères de l’époque d’autant qu’il prenait soin de postdater son apparition, mais des voix sceptiques s’étaient déjà élevée du côté protestant.

Friedrich Spanheim, en requalifiant l’affaire sous la rubrique du travestissement ouvrait la voie à une relecture « littéraire », comme chez Leibniz, voire à une interprétation féministe.

En 1993, une revue scientifique américaine, Transactions of the American Clinical and Climatological association, se demandait si le pape Jean VIII n’aurait pas souffert d’hermaphroditisme suite à une carence en hydroxylase-21. En 1999, Peter Stanford, un journaliste britannique publia un livre à sensation, La Légende de la Papesse Jeanne, en quête de vérité. En 2005, la chaîne de télévision américaine ABC diffusa une émission qui provoqua une vive réaction chez les catholiques. En 2008, Charles Q. Choi, un archéologue, prétendit avoir exhumé une pièce de monnaie frappée à l’effigie de la papesse.

Mais la véritable consécration fut artistique. Dès 1972, le cinéma hollywoodien s’intéressa au personnage. Dernièrement, en 1996, Donna Woolfolk publia un best-seller où elle imagine qu’Athanase, par vengeance, censure l’existence de la Papesse dans sa chronique, après sa tentative avortée de devenir pape lui-même. En Allemagne, le roman a inspiré un film Die Päpstin (2009) ainsi qu’une pièce de théâtre. 



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