Pris sur The Paris review. Ernst Kantorowicz et Frédéric II de Hohenstaufen. Pourquoi un brillant intellectuel juif écrivit une ode à un tyran germanique ? par Michael Lipkin, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content.
En 1992, un médiéviste prénommé Norman Cantor publie
« L’Invention du Moyen Âge », une série d’esquisses biographiques
destinées à retracer l’apparition de la notion de Moyen Âge et de sa diffusion
auprès du public, le tout avec un bandeau racoleur : « Des scènes
hallucinantes de guerres, de tourments, d’épidémies, de saints et de rois, de
chevaliers et de gentes dames. » Un chapitre en particulier s’intitule
« Les jumeaux nazis » et porte sur l’historien d’origine allemande
Ernst Kantorowicz, devenu professeur d’Université aux États-Unis, à Princeton,
auteur d’une magistrale étude sur la souveraineté médiévale dans l’art, le
droit et la littérature.
Selon Cantor, Kantorowicz était en odeur de sainteté
auprès des hitlériens, affirmation qui, pour beaucoup, relevait de la calomnie
pure et simple : Kantorowicz ne s’était-il pas publiquement exprimé contre
Hitler, au péril de sa carrière en Allemagne ? Sa mère n’était-elle pas morte
dans un camp de concentration ? Et d’ailleurs, Kantorowicz était juif.
Consternation parmi ses amis et collègues. Lorsque le « New York Review
of Books » publia un compte rendu favorable au
livre de Cantor, le courrier des lecteurs fut submergé de
lettres de protestation. « Où ce Cantor enseigne-t-il ? s’indigna un
lecteur. À Disney Land ? »
En réalité, « ce Cantor » ne se trompait pas
complètement. En 1927, alors qu’il n’avait que trente ans, Kantorowicz publia
une biographie de sept cents pages de Frédéric II de Hohenstaufen,
saint-empereur germanique du 13e siècle. Dans une prose somptueuse
qui imitait le style de l’époque, Kantorowicz dépeignait l’Empereur comme le
rédempteur du peuple allemand, le réunificateur du nord et du sud de l’Europe,
qui avait repoussé les hordes barbares de l’Est d’une main de fer. À l’époque
de sa parution, un svastika figurait sur la couverture de la biographie de
Kantorowicz et sur la page de dédicace,
l’auteur écrivait avoir déposé une gerbe à la mémoire de l’Empereur, sur sa
tombe de Palerme, « en mémoire des grands souverains germaniques du passé,
à une époque où les empereurs ne sont plus. » Parmi les lecteurs
enthousiastes figurait Hermann Göring qui en donna un exemplaire dédicacé à
Mussolini pour l’anniversaire de ce dernier.
Kantorowicz était né en 1895, à Posen, en Pologne, dans
une famille très aisée qui avait fait fortune dans le commerce des vins. Bien
qu’il fût juif, écrit Cantor, « il s’entretenait à tu et à toi avec les
contes et autres margraves teutons. » Plutôt que de suivre l’exemple
familial et de se livrer au commerce, Kantorowicz s’engagea dans l’armée
allemande et combattit pendant la Première Guerre mondiale. Après l’armistice,
ce fervent patriote rejoignit les Corps-francs pour réprimer l’insurrection
communiste de 1919. Par la suite, il déménage à Berlin où il étudie la
philosophie, avant d’étudier l’histoire médiévale dans la somnolente ville
d’Heidelberg.
À Heidelberg, Kantorowicz se distingue par sa superbe
aristocratique et ses capacités intellectuelles. Une mise toujours impeccable,
coiffé à la dernière mode, une élocution chantante digne d’un mandarin chinois.
Il se lie d’amitié avec le poète visionnaire et romantique Stefan George, alors
âgé de cinquante-cinq ans et en fin de vie.
Un authentique génie aux yeux de Kantorowicz :
George avait publié de nombreux volumes de poésie, considérés comme classiques
de son vivant, mais il avait aussi contribué à l’avènement de la modernité
viennoise, aux côtés de Hugo von Hofmannsthal et ses poèmes avaient même reçu
une adaptation musicale par Schönberg et Webern.
Avec sa chevelure blanche et ses yeux perçants, George
ressemblait à la caricature du génie, du messie qui inaugurerait un renouveau
culturel dans le désert qu’était devenu l’Europe. À cette fin, George rassembla
autour de lui un cercle de beaux jeunes hommes, en grande partie homosexuels,
des poètes, des écrivains dont il publia les écrits et qui l’appelaient Maître
avec des yeux emplis de dévotion.
Le Cercle de Stefan George recruta bientôt Kantorowicz
et ils se baptisèrent « L’Allemagne secrète. » Leurs réunions
portaient sur la poésie de Goethe et de Hölderlin, mais aussi sur l’autorité et
les prouesses militaires de Napoléon et de César. Un jour, ce serait eux qui
prendraient la relève et ils vengeraient l’Allemagne de ses humiliations, en la
débarrassant de sa classe politique socialiste et incompétente qui l’avait
acculée à la famine et à la ruine. Dès lors, l’étude de l’histoire devait jouer
un rôle non seulement de mémoire mais de réactualisation des rêves du passé.
Lorsque Kantorowicz dut procéder à son « Habiliationsschrift »,
une sorte de défense de thèse, George lui demanda de produire beaucoup plus
qu’un simple travail académique. Son protégé devait composer une œuvre qui
servirait à la fois d’exemple et de rappel à l’ordre pour galvaniser les
esprits en cette époque de défaitisme.
Kantorowicz se consacra pleinement à ce travail pendant
trois ans. En enjolivant le passé dans des termes poétiques, il espérait
susciter des images aussi enthousiasmantes qu’intemporelles dans l’esprit de
son lectorat, pour que le passé rejoigne le présent et inspire l’avenir. Le
sauveur, celui qui avait été annoncé par les prophètes, le nouveau César… La
providence incarnée se mettait à marcher parmi nous, sur cette terre…
L’écriture de Kantorowicz n’avait rien de sinistre ou de menaçant, elle
s’élançait avec une légèreté nietzschéenne, innocente, ludique et souriante.
À l’époque, certains critiques interprétèrent cette
biographie comme un éloge du cosmopolitisme et de l’humanisme : l’auteur y
décrivait Frédéric II comme un beau grand jeune homme, glabre, couvert d’or,
qui se frayait un chemin à la pointe de l’épée depuis la Sicile jusqu’à la
Souabe, c’est-à-dire le sud-est de l’Allemagne et ce qui correspond à la Suisse
et à une part de l’Italie, en évitant par miracle les armées de son rival Otto
IV, pour finir par être couronné empereur.
En régnant sur les Deux-Siciles, Frédéric II réunissait
la germanité et la latinité, avec un intérêt pour l’Antiquité classique qui
allait perdurer plus de sept siècles. Par leur usage du sicilien vernaculaire,
les juristes des États du Hohenstaufen préparaient la poésie de Dante, qui fut
le premier poète italien à écrire dans la langue du peuple. Frédéric II
recevait non seulement des médecins juifs à sa cour, mais il entretenait de si
bonnes relations avec les musulmans qu’il se ligua avec eux contre le Pape de
l’époque qui l’excommunia en le traitant d’Antéchrist.
Et pourtant, remarque Cantor, si l’on examine cette
biographie de plus près, le lecteur y décèle un arrière-plan plus sinistre et
une certaine conception du pouvoir. En réalité, ce que Kantorowicz célèbre,
c’est moins le cosmopolitisme de Frédéric II, mais sa robuste germanité,
héritée de son père Henry VI. Tel que Kantorowicz le décrit, Frédéric II fut le
premier monarque absolu pour qui ses sujets n’étaient que « les matériaux
humains d’une œuvre d’art totale », au sein d’un État uni par « un
même sang, une même langue, une même foi et un sens identique de l’histoire et
de la loi, principes sans lesquels aucune nation ne peut exister. »
Les mariages mixtes étaient interdits afin d’éviter la
dilution des sangs et si les juifs et les musulmans pouvaient conserver leurs
us et coutumes, ils devaient s’acquitter d’un impôt de « tolérance. »
D’autre part, c’est Frédéric II qui eut le premier l’idée de contraindre les
juifs à se signaler en tant que tels en portant des étoiles dorées. Pour Frédéric
II, toute forme de pluralisme ou de critique constituaient des
« poisons qu’il fallait purger de l’organisme de l’État. »
Selon Cantor, le péché intellectuel de Kantorowicz fut
moins de soutenir l’hitlérisme que d’embrasser aveuglément la culture élitiste
bourgeoise allemande au sein de laquelle il avait grandi. Et c’est ici que les
Ashkénazes s’empoignèrent… Cantor, en tant que juif né au Canada et professeur
dans une université publique, ne cache pas son mépris envers les juifs
embourgeoisés d’Europe occidentale qui professaient leur mépris pour leurs
congénères les plus à l’Est, qui vivaient encore dans des shtetls.
Selon Cantor, les juifs bourgeois d’Allemagne
récitaient leur Nietzsche par cœur et faisaient les yeux doux aux hitlériens.
Certes, pour un lecteur contemporain, la distinction entre nationalisme
allemand et nazisme apparaît mince et beaucoup s’étonneront du paradoxe :
comment un universitaire juif de premier plan avait-il pu composer le panégyrique
d’un tyran ?
En fait, Cantor perd le sens de la nuance : Stefan
George, bien que très antisémite et pangermaniste, refusa le poste que lui
proposait Goebbels ; ses disciples trichèrent sur la date de sa cérémonie
de mise à la retraite pour que les hitlériens ne puissent y assister. Des
élèves de George rejoignirent d’ailleurs la résistance allemande et
participèrent à l’attentat contre Hitler. Cantor ne mentionne pas non plus les
prises de positions répétées de Kantorowicz contre l’atmosphère antisémite qui
planait à l’Université de Francfort. Tout aussi difficile à admettre :
Cantor omet de préciser que la propre mère de Kantorowicz fut déportée et
qu’elle trouva la mort dans un camp.
D’une manière intuitive, Cantor comprend la révolution
copernicienne de l’hitlérisme, sa récriture systématique de l’histoire, un peu
à la manière des exégètes chrétiens qui scrutent dans les écrits
vétérotestamentaires les indices attestant de la supériorité du Nouveau
Testament. Le régime hitlérien relut à sa propre mesure quantité d’auteurs ou
de figures historiques, parfois très éloignés de leur propre vision, qu’il
s’agisse de noms aussi prestigieux que Schiller, Stifter ou Kleist… et parfois
en poussant l’exercice au ridicule. Ainsi, les botanistes du Reich devaient-ils
s’assurer de la « germanité » des plantes qui poussaient au bord des
« Authobahn. »
Exilé aux États-Unis, Kantorowicz peina à se distancer
de ses antécédents. Là où son biographe Cantor y voit de la
« couardise », il serait plus juste de parler de repentance. Au cours
des vingt années qui suivirent, Kantorowicz organisa des séminaires, réalisa
des conférences et réunit autour de lui, à Berkeley, un cercle d’étudiants
auquel il enseigna les arcanes de la pensée de Dante à propos de la monarchie
et du droit. Cette période de bonheur se termina avec le maccarthysme lorsque
Kantorowicz refusa de prêter serment d’anticommunisme. Suprême ironie :
Kantorowicz qui s’était réellement battu contre les bolcheviques fut suspecté
de sympathie envers le communisme.
Témoin des deux fanatismes européens, il se concentra alors sur son travail en menant une vie discrète. Lorsque, dans les années 50, l’historien Friedrich Engel-Janosi lui rendit visite avec sa femme Madeleine, celle-ci pressa un Kantorowicz vieillissant de questions sur Frédéric II. Ce à quoi l’intéressé répondit par un haussement d’épaules : « Mon pauvre enfant, aujourd’hui, c’est un livre que moi-même je ne comprends pas. »
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