Pas de ce monde

 

L’allégorie n’est pas de ce monde. Les figures qui la composent, souvent des êtres humains, et les objets que sont ces êtres, emploient pour ainsi dire son sens, glaives, balances, miroirs, gerbes de blé étreintes par des bras bus, cygnes au col dressés vers le ciel, sont toujours évoqués par elle d’une manière schématique, et cette abstraction apparente, les privant de la densité de matière inhérente à notre réel, il faut donc qu’ils aient leur vie dans un autre, à un autre niveau de ce qui a à être. Et suit de cette évidence que la façon même dont l’allégorie se présente est une incitation à rêver d’un monde semblable au nôtre, puisqu’on y voit les mêmes choses qu’ici, mais délivré, qui sait, de ces hasards, de ce temps, de cette fatalité de mort qui grèvent notre lieu simplement terrestre.

Une impression d’énigme émane des figures allégoriques, chacun l’éprouve, mais vient-elle d’un sens caché qu’elles auraient par-dessous d’autres dans les réseaux de la signification proprement humaine, non, cette impression n’a pour cause, imagine-t-on qu’un sens là-bas, là-haut, tout à fait clair, lui, explicite, évident, salubre : celui qu’immédiatement comprennent les habitants de ce lieu d’ailleurs que les allégories nous donnent ainsi à pressentir. Le sens, le vrai sens, qui dans l’allégorique se dérobe, ce n’est pas, va-t-on croire, un réseau de significations que nous pourrions démêler avec les moyens de notre intellect d’ici, c’est un sens radicalement autre, je dirais : un autre du sens.

Yves Bonnefoy : Le Siècle de Baudelaire

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