Le génie de Baudelaire aura été d’avoir eu, le premier,
cette intuition du plein de la poésie, mais aussi d’avoir su en explorer le
possible, l’éprouvant comme non l’éclair qui peut traverser la rêverie d’un
artiste, mais d’emblée comme un travail à porter loin dans la nuit de l’être
psychique, là où les intrications de la morale en place, conceptuelle, vouent
l’existence aliénée aux apories, aux conflits sans issue, aux espoirs qui
s’obstinent puis renoncent. Cette intuition, une lumière d’abord lueur, la
petite flamme qui va faire bouger les ombres dans ces lieux souterrains
qu’avait, remarquons-le, pressentis l’imaginaire des romans noirs. Un vœu
d’illumination, de présence, mais le consentement, sous un ciel aujourd’hui
« bourbeux et noir », à une recherche qui sera tout un long moment
sans repères. Le travail de la poésie, transgression du plan de la représentation,
ne peut être que difficile, puisque c’est au cœur même du conceptuel,
c’est-à-dire à bien des niveaux de la langue, de la culture, des savoirs, et
donc au plus secret de l’existence vécue qu’il doit avoir lieu, assumant les
limitations de la personne, affrontant ses fatalités, revivant ses drames,
transfigurant ses désirs. Et la grandeur de l’auteur des Fleurs du mal, c’est
précisément d’avoir compris qu’il fallait qu’il en soit ainsi, et,
courageusement, de ne pas s’être dérobé à une tâche qui ne pouvait que le
vouer, entre autres misères, à l’incompréhension de ses proches.
Yves Bonnefoy : Le Siècle de Baudelaire
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