« Il mène ses découvertes ailleurs »

 

Source : Logique du sens par Gilles Deleuze, éditions de Minuit, collection « Critique », relecture en cours 2006-2023

Finalement, l’importance du structuralisme en philosophie, et pour la pensée tout entière, se mesure à ceci : qu’il déplace les frontières. Lorsque la notion de sens prit le relais des Essences défaillantes, la frontière philosophique sembla s’installer entre ceux qui liaient le sens à une nouvelle transcendance, nouvel avatar du Dieu, ciel transformé, et ceux qui trouvaient le sens dans l’homme et son abîme, profondeur nouvellement creusée, souterrain. De nouveaux théologiens d’un ciel brumeux (le ciel de Köningsberg) et de nouveau humanistes des cavernes, occupèrent la scène au nom du Dieu-homme ou de l’Homme-Dieu, comme secret du sens.

Il était parfois difficile de distinguer entre eux. Mais, ce qui rend aujourd’hui la distinction impossible, c’est d’abord la lassitude où nous sommes de ce discours interminable où l’on se demande si c’est l’âne qui charge l’homme ou si c’est l’homme qui se charge lui-même. Puis, nous avons l’impression d’un contre-sens pur opéré sur le sens ; car, de toute manière, ciel ou souterrain, le sens est présenté comme Principe, Réservoir, Réserve, Origine. Principe céleste, on dit qu’il est fondamentalement oublié et voilé ; principe souterrain, qu’il est profondément raturé, détourné, aliéné. Mais, sous la rature comme sous le voile, on nous appelle à retrouver et à restaurer le sens, soit dans un Dieu qu’on aurait pas assez compris, soit dans un homme qu’on n’aurait pas assez sondé.

Il est donc agréable que résonne aujourd’hui la bonne nouvelle : le sens n’est jamais principe ou origine, il est produit. Il n’est pas à découvrir, à restaurer, ni à ré-employer, il est à produire par de nouvelles machineries. Il n’appartient à aucune hauteur, il n’est dans aucune profondeur, mais effet de surface, inséparable de la surface comme de sa dimension propre. Ce n’est pas que le sens manque de profondeur ou de hauteur, c’est plutôt la hauteur et la profondeur qui manquent de surface, qui manque de sens, ou qui n’en ont que par un « effet » qui suppose le sens. Nous ne nous demandons plus si le « sens originaire » de la religion est dans un Dieu que les hommes ont trahi, dans un homme qui s’est aliéné dans l’image de Dieu.

Par exemple, nous ne cherchons pas en Nietzsche un prophète du renversement ni du dépassement. S’il y a un auteur pour lequel la mort de Dieu, la chute en hauteur de l’idéal ascétique n’a aucune importance tant qu’elle est compensée par les fausses profondeurs de l’humain, mauvaise conscience et ressentiment, c’est bien Nietzsche : il mène ses découvertes ailleurs, dans l’aphorisme, dans le poème, qui ne font parler ni Dieu ni l’homme, machine à produire le sens, à arpenter la surface en instaurant le jeu idéal effectif.

Nous ne cherchons pas en Freud un explorateur de la profondeur humaine et du sens originel, mais le prodigieux découvreur de la machinerie de l’inconscient par lequel le sens est produit, toujours produit en fonction du non-sens. Et comment ne sentirions-nous pas que notre liberté et notre effectivité trouvent leur lieu, non pas dans l’universel divin ni dans la personnalité humaine, mais dans ces singularités qui sont plus les nôtres que nous-mêmes, plus divines que les dieux, animant dans le concret le poème et l’aphorisme, la révolution permanente et l’action partielle.

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