Académie céleste

 

Pris sur Academia.edu. « L’un de vous, dans telle ville, deux autres, là, dans tel village » : réexamen de la diffusion de la kabbale lourianique et du sabbataïsme par Moshe Idel, in. Jewish History, volume 7, n°2, automne 1993, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content.

« Je prendrai l’un de vous ici, dans telle ville et deux autres, là, dans tel village… »

Jérémie 3 :14

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Sans conteste, l’œuvre pionnière de Gershom Scholem Les Grands courants de la mystique juive (1950) exerça une profonde et durable influence sur la recherche historique des deux dernières générations. Plus qu’aucune autre thèse, ce fut son approche du sabbataïsme qui fascina les universitaires aussi bien que le grand public.

Dans son désormais classique Sabbataï Tsevi, le messie mystique (1953), Scholem présente à la fois une biographie et une étude critique. Il y développe l’hypothèse d’un lien causal entre la dissémination de la kabbale lourianique et un nouveau type de messianisme né de cette pensée. Le lourianisme aurait constitué le terreau du sabbataïsme. Cette perspective globalisante implique trois faits historiques distincts qui méritent chacun une explication.

a) le lourianisme renfermait des éléments messianiques plus nets et plus forts que ceux des systèmes kabbalistiques précédents et il produisit un courant messianique inédit jusque-là. b) le lourianisme était largement répandu avant l’apparition de Sabbataï Tsevi et de Nathan de Gaza et il prédominait déjà aux alentours de 1630-1640. c) l’hypothèse d’un élément messianique fort au sein du lourianisme et la vaste dissémination de la kabbale entraînait automatiquement la prolifération du messianisme lourianique et cela seul suffirait à constituer un substrat idéologique à l’émergence et à la popularisation du messianisme sabbataïste à une large échelle.

Le lien logique entre ces trois hypothèses mérite un examen plus attentif. Si la première s’avère, alors, nous avons, au moins in potentia, la condition sine qua non pour la propagation de ce que Scholem considérait comme une nouvelle forme de messianisme. Si la première hypothèse se révèle fausse, la dissémination du lourianisme n’a alors rien à voir avec celle du messianisme. Néanmoins, même si la première hypothèse est totalement fondée, alors, elle n’implique pas automatiquement que cet aspect particulier se soit disséminé par des manuscrits et il se pourrait même que les disciples de Louria aient négligé, atténué, voir rejeté cet aspect. Autrement dit, pour attribuer au lourianisme un rôle essentiel dans la constitution du sabbataïsme, il faut que les trois facteurs soient démontrés.

1.

Je voudrais revenir sur les deux derniers points en réexaminant les preuves apportées par Scholem pour démontrer sa thèse. Un examen minutieux de tous ces problèmes dépasse les limites de notre débat. Dès lors, je me cantonnerai aux éléments les plus saillants. Abordons le premier point : l’analyse des éléments messianiques du lourianisme, un sujet qui préoccupait Scholem de longue date, bien avant l’écriture de son Sabbataï Tsevi, ce qu’il répète dans plusieurs de ses ouvrages.

Le cœur de son argumentation peut se résumer ainsi : la crise spirituelle provoquée par l’expulsion d’Espagne s’est répercutée en structures messianiques dans le système de Louria qui visait à expliquer symboliquement le casse-tête spirituel et national du rôle et de l’histoire du peuple d’Israël. « À une époque où l’exil était une terrible condition, inhérente à la vie du peuple juif, la vieille idée d’un exil de la Shekhina gagna une importance jamais vue jusqu’alors… Mener le retour de la Shekhina à son Maître, pour le réunir à Lui devait une autre forme d’accomplissement de la Loi. »

En conséquence, pour Louria, « l’apparition du Messie n’est autre que l’accomplissement d’un processus continu de restauration ou de tikkoun : la véritable nature de la rédemption est donc mystique et ses aspects historiques et nationaux sont de simples symptômes ancillaires qui forment le symbole visible de son accomplissement. » Cette emphase sur le tikkoun est comprise par Scholem comme une activité messianique qui résulte elle-même de l’intériorisation d’une crise historique, de l’Exil en général et de l’expulsion d’Espagne en particulier.

Cependant, Louria serait « l’héritier d’une véritable école de pensée kabbalistique classique qu’il aurait développée intégralement. » Les kavanot, les prières mystiques de Louria, proviendraient l’application des méthodes de méditation d’Aboulafia à la nouvelle kabbale. La nouveauté, selon Scholem, tient dans la dimension réparatrice de la prière et des commandements en général, qui sont censés jouer un rôle crucial dans la dramaturgie messianique.

En tant qu’historien de la kabbale, Scholem donne l’impression de chercher à cartographier la corrélation entre la kabbale et les récents événements historiques, les plus traumatisants, qu’il considère comme une rupture décisive alors qu’en tant qu’historien tout court, Scholem était bien conscient de la continuité chez Louria de théories kabbalistiques préexistantes, en l’occurrence, la prière comme opération théurgique.

Abstraction faite de ses présupposés historiosophiques, Scholem ne précisa jamais exactement quels éléments Louria aurait hérité, lesquels étaient neufs, ou répercutaient un événement historique catastrophique. Si l’on parvenait à prouver l’existence d’une fonction théurgique et eschatologique dans les courants kabbalistiques théosophiques d’avant l’expulsion d’Espagne, comme c’est par exemple le cas dans le Tikkunei Zohar et si cela s’avérait, alors le caractère novateur du messianisme lourianique tel que le présente Scholem deviendrait nettement plus discutable.

Bien sûr, Scholem n’affirmait pas explicitement que l’effort pour réunir la Shekhina au Maître était une innovation de Louria. Ce thème apparaît, inter alia, dans les parties les plus tardives du Zohar. Même les implications messianiques d’une telle réunion ne sont pas dues à Louria. Certes, sa doctrine est plus générale et nous y trouvons sans doute une insistance sur des schémas théurgiques antérieurs, ainsi que des développements et des transformations de certains thèmes, mais très rarement des innovations radicales.

Pour ma part, je considère davantage Louria comme un conservateur, ce qui va à l’encontre de son portrait habituel en tant que kabbaliste révolutionnaire. Ailleurs, j’ai présenté des exemples de prétendues innovations chez lui et qui existaient en fait ailleurs. Il est d’autant plus difficile d’établir une causalité entre un regain théurgique et des événements historiques précis.

Si le messianisme semble plus prégnant dans l’approche rituelle préconisée par Louria que dans d’autres courants kabbalistiques, c’est peut-être tout simplement parce que la kabbale lourianique est la plus riche en détails et qu’elle exprime plus clairement des idées déjà présentes, mais sans les rénover en profondeur. L’originalité messianique de Louria et son influence sur les comportements reste donc à prouver. Commençons par le problème de la dissémination.

2.

La dissémination de la kabbale lourianique, dès avant la génération de Sabbataï Tsevi, est un présupposé de la thèse de Scholem mais il ne la démontre pas en détails, pas plus qu’il ne présente une analyse complète de ce que cette diffusion implique pour cette période, ni des strates sociologiques qu’elle concerne.

La diffusion du lourianisme est en soi paradoxale : Louria restreignait son enseignement à quelques-uns et c’était encore le cas chez son principal disciple R. Hayim Vital. Mais avant d’étudier une des thèses principales de Scholem, il faudrait documenter avec précision la propagation du lourianisme ; Scholem la situe à partir de la seconde moitié du seizième siècle. Une méthodologie est nécessaire : on peut facilement établir une thèse à partir d’une sélection de textes en omettant tous les autres.

Reprenons les preuves de Scholem et ajoutons-y les autres textes qu’il a écartés. Examinons par exemple une des preuves de la dissémination de la kabbale en Pologne, moins pour établir la compréhension locale du phénomène que de voir comment Scholem l’interprète.

« Au cours de sa progression continue, la kabbale atteignit la Pologne à partir de la seconde moitié du seizième siècle et l’enthousiasme des foules prit de telles proportions que celui qui émettait des critiques était menacé d’excommunication. » Scholem se réfère à la fameuse objection du rabbin talmudiste R. Joel Sirkes (1561-1640), mais cet engouement populaire me laisse sceptique. Que dit exactement Sirkes ? « Il rit des paroles de sages et flétrit la sagesse de la kabbale, qui est la source de la Loi et son essence, qui est de craindre Dieu ; dès lors, il est clair qu’il mérite l’excommunication. »

La citation concerne l’abattage rituel et elle reflète uniquement le point de vue du savant halakkique de Sirkes, mais certainement pas l’entière communauté juive d’Amsterdam. Où est « l’enthousiasme des foules » dans cette simple remarque ? La plupart des exemples donnés par Scholem ne mentionne pas explicitement la kabbale lourianique…

D’après moi, il se pourrait même que la kabbale la plus importante à l’époque était celle de Moshe Cordovero. Même en Italie, où R. Menahem Azaria da Fano et son disciple R. Aaron Berakhia da Modena reprirent les vues de Saroug, l’influence de Cordovero était encore perceptible. D’autre part, R. Abraham Yagel, qui fut le contemporain et l’ami de ces deux kabbalistes, ne devint pas pour autant un adepte de Louria.

Un examen des documents kabbalistiques issu de la famille de R. Leon de Modène corrobore cette impression que Louria n’était pas le principal kabbaliste en Italie au cours des premières décennies du dix-septième siècle. Léon de Modène lui-même, le principal opposant à la kabbale de l’époque, ne dirigeait pas ses critiques contre Louria, mais contre Cordovero. Ses fréquentes discussions avec R. Israël Saroug prouvent pourtant qu’il ne considérait pas le lourianisme comme la principale forme de kabbale. Son beau-fils R. Jacob ben Kalonymos composa une défense de la kabbale, « min ha-Levi’im », dans laquelle il n’aborde même pas Louria, soit qu’il l’ignore, soit qu’il la méconnaisse. Indirectement, cela nous dit peut-être quelque chose sur le statut du lourianisme au début du dix-septième siècle.

Il n’existe pas que des preuves indirectes, mais aussi des témoignages de première main qui vont dans ce sens. Une étude de la bibliographie des manuscrits disponibles à l’époque nous permettrait de déterminer l’état de diffusion du lourianisme. Hélas, il existe encore aujourd’hui peu de tentatives en ce sens ; la plus importante est celle de Joseph Avivi, qui s’est penché sur les sources lourianiques en Italie avant l’arrivée d’Israël Saroug. D’après Avivi, plusieurs traités issus du cercle de Louria étaient parvenus auprès du cercle de R. Menahem Azaria de Fano, bien avant que ce dernier n’entre en contact avec Saroug. Le lourianisme était donc bien présent bien avant ce que Scholem ne le croyait. C’est un fait bien documenté et il a servi Scholem dans sa démonstration.

Cependant, presque tous les traités auxquels Avivi se réfère n’étaient connus que d’un petit nombre de kabbalistes qui ne diffusaient pas leurs écrits, pas plus qu’ils n’encourageaient leur copie ou leur impression. On peut donc raisonnablement faire remonter l’infiltration lourianique en Italie avant 1590 ; mais, même s’il existe davantage de documents que ceux du cercle de Menahem Azaria da Fano, Avivi n’a jamais dit, encore moins cherché à démontrer, que les documents lourianiques étaient connus d’un public plus vaste que ce qu’il croyait au départ. Tout au plus les textes lourianiques étaient-ils connus de quatre ou cinq kabbalistes dans tout le pays !

Récemment, Joseph Dan déclarait que le lourianisme « était complètement accepté au sein du judaïsme du dix-septième siècle » ce qui radicalise le propos de Scholem, sans apporter aucune preuve nouvelle. À présent, je voudrais avancer quelques preuves qui indiquent une tout autre direction.

Une des preuves les plus persuasives qui attesteraient d’une diffusion générale du lourianisme proviendrait de Sabbataï Tsevi lui-même. Tsevi consacra sept années à l’étude de la kabbale et il aurait préféré le Zohar à Louria : le Sefer ha-Peli’a et le Sefer ha-Kana. C’est d’ailleurs un fait bien connu que rappelle une récente étude de Yehuda Liebes (1983) : mais ce qui importe de notre point de vue est que Tsevi n’était pas un adepte de Louria, voire qu’il était hostile à Louria. Il semble même que les thèses de Louria aient peu pénétré l’Asie mineure et l’Empire ottoman. De plus, Tsevi n’était pas seul dans le cas : des kabbalistes lourianiques déploraient déjà la rareté des manuscrits et le manque d’intérêt dans la génération qui précéda le boom sabbataïste.

Commençons par le témoignage d’un kabbaliste influent du dix-septième siècle, R. Jacob Hayim Zemah. D’extraction marrane, Zemah s’imposa comme un des plus influents lourianistes orthodoxes qui enseignait à Jérusalem. Dans l’introduction de son Kol ba-Rama, il décrit une situation très différente de ce que Scholem en dit. Voici comment il justifie son titre : « Un appel depuis les hauteurs. »

« Rachel pleure ses fils parce qu’ils n’étudient plus cette tradition et c’est la raison pour laquelle le Messie ne vient pas. La venue du Messie dépend du repentir et de l’étude de la kabbale, mais les fils de Rachel ne l’étudient plus ; cela n’intéresse plus que l’un de vous dans telle ville, et deux autres, là, dans tel village, car il n’existe pas d’école adéquate dans chaque ville, au contraire de ce qui est du Talmud… les fils ne s’appliquent pas, ils ne hâtent pas le Messie, alors qu’il est écrit dans le Sefer Kehliat Yaakov que ‘notre génération actuelle est la dernière et la sagesse de la vérité doit se révéler, pour que le messie vienne’

« Ainsi est-il aussi écrit chez Raya Mechelmana et dans les Tikkounim, qu’en vertu du Zohar, le Roi Messie viendra et le livre Ronu le-Yaakov, dans son commentaire de Nahmanide, écrit : ‘Dans les traces du Messie, comme dans notre génération, la lumière a commencé à se répandre et à revenir aux débuts, comme elles étaient à la Création du monde, dans une structure adéquate, où elles s’harmonisent doucement.

« Rabbi Louria, bénie soit sa mémoire, nous démontre comment se dévoilent les secrets des configurations et les tikkounim, et comment, à travers eux, on peut comprendre certains passage, du Zohar et rapprocher le Zohar de notre compréhension. Aujourd’hui, plus personne ne daigne se préparer à ces études, tous tirent leur pain de la Halakka, parce que cela rapporte de l’argent et la majorité des étudiants de la tradition [de la kabbale] sont pauvres et ne peuvent se permettre ces études, car aucun riche n’y prête attention. »

L’extrait montre bien qu’à Jérusalem une minorité seulement s’intéresse à la kabbale et qu’elle n’est qu’un sujet de second ordre, pour des raisons économiques, principalement. Une autre preuve de la limitation de la kabbale lourianique est fournie par R. Naphtali Bacharach. Dans Emek ha-Melekh, il déplore de vivre à la fin du processus de rédemption : « Plus personne ne se repent d’un cœur pur comme l’enseigne les tikkounim lourianiques. » Ailleurs, Bacharach déplore la fragmentation des traités lourianiques composés par ses étudiants : ils se contredisent et perdent l’essentiel de vue. Clairement, Bacharach visait la diffusion d’extraits par Isaac Saroug, probablement les mêmes que les brefs traités imprimés par Joseph del Medigo dans Novlot Hokhma.

Il serait difficile d’annexer ce dernier aux kabbalistes, mais Medigo connaissait certainement plusieurs centres juifs dans différents pays. Selon R. Naphtali Bacharach, Medigo était un de ses étudiants et il avait recopié et imprimé des documents de son maître sans mentionner les sources. Medigo compila des textes de Saroug et contribua à la diffusion du lourianisme. Selon R. Samuel, l’éditeur de certaines de ses œuvres, voici comment Medigo décrivait la kabbale lourianique

« R. Isaac Louria n’écrivit aucun livre sur la sagesse du Zohar mais son disciple, R. Hayim Calabrese, qui fut chargé de la maintenance de ses biens, récolta l’ensemble des enseignements de son maître dans un traité intitulé Ez Hayim. Nul ne la vu en dehors du pays [d’Israël] et il se trouve dans les mains de son fils à Safed [le fils de Vital] »

Même Medigo, dont l’intérêt pour le sujet était réel, et qui détenait une remarquable bibliothèque de traités pré-lourianiques ou lourianiques, ne possédait pas les principales œuvres du cercle intérieur de Louria. Quels que fussent les fragments en sa disposition, il s’agissait de sources insuffisantes, accidentellement échappées de l’étude de Vita, ou peut-être de chez Louria. Medigo voyageait beaucoup à travers l’Europe et nous pouvons nous fier à son témoignage comme quoi les œuvres principales de Louria étaient encore inconnues deux générations après sa mort et une génération avant la proclamation messianique de Sabbataï Tsevi.

Si Avivi nous démontre la présence de traités lourianiques dans le cercle de R. Menahem Azaria da Fano, en revanche, une génération plus tard, lorsque Medigo était encore un jeune étudiant en Italie, le lourianisme ne s’était pas encore répandu en dehors de cercles kabbalistiques très restreints.

Le témoignage de Medigo, vers 1630, se confirme au mitan du siècle, par un autre témoignage de son possible maître kabbaliste, Bacharach, lequel écrit : « Le réputé disciple de Louria, R. Hayim, bénie soit sa mémoire, a rassemblé ses écrits, mais il ne les a pas diffusés. » Le traité Ez Hayim n’est pas cité, mais il y a tout lieu de penser que Bacharach y fait allusion. En tout cas, il s’agit de la source du traitement systématique du traité de Saroug, Emek ha-Melekh. Pour Bacharach, il était clair qu’avec la mort de R. Simon bar Yochai et de Louria, les clefs de la tradition avaient été perdues.

Peu après la parution d’Emek ha-Melekh, un autre traité fut imprimé à Amsterdam. En 1652, R. Abraham ben Joseph Kalmankes de Lublin mit en forme un livre intitulé : « Maayan Hohkma » Bien qu’il l’eût présentées comme sienne, cette œuvre est de Louria, remaniée par Saroug. « Les livres mentionnés ci-dessus [ceux de Louria] se trouvaient l’un dans telle ville, deux autres par là dans tel village, car ceux qui les possédaient ne voulaient pas s’en défaire et cela pour deux raisons. 

« Tout d’abord, afin de se grandir, d’acquérir une réputation d’experts bibliophiles et ensuite, faire étalage de leur luxe, de leur or et de leur argent, pour recevoir plus de dons et de cadeaux, car il leur fallait ainsi compenser le coût très élevé des copistes qui copièrent ces écrits, ces vils copistes dont il est dit que la sagesse empeste parce qu’il est écrit que la sagesse des sages périra [Isaïe 29 :14] et qu’il entreront dans les ténèbres [ki-ve-ishonim] et qu’ils ne verront plus la lumière de la kabbale qui est douce au regard] »

Kalmankes se profile donc comme un kabbaliste lourianique exotérique, mais il montre aussi le peu de diffusion de ces textes que seul un petit nombre pouvait détenir. Sa critique des copistes est également très révélatrice : il les accuse de faire disparaître la kabbale.

R. Isaïe Horowitz était un contemporain renommé de Zemah et de del Medigo. Lui aussi se plaignait de ce que la kabbale ne soit plus étudiée et cela deux décennies avant la proclamation messianique de Sabbataï Tsevi. Bacharach, déjà, écrivait : « Les connaisseurs de cette splendide tradition ont disparu et ceux qui connaissent les secrets sont de moins en moins nombreux et n’ont plus besoin de la voix céleste. »

Une autre preuve vient d’Europe centrale, aux alentours de 1659 : il s’agit d’un extrait de la correspondance entre un kabbaliste, R. Schmaya-ha-Levi, qui se convertirait au christianisme sous le nom de Claudio Mai, et un autre kabbaliste, R. Moses ben Salomon ha-Levi.

À l’époque de leur correspondance, Claudio Mai se définissait encore comme juif et tentait de publier un traité kabbalistique. R. Moses avait déjà fait imprimer son Yo’el Moshe, un commentaire du Asara Maamarot. R. Menahem Azaria da Fano et R. Shmaya avaient fait appel à lui pour publier ses propres commentaires du même ouvrage. Voici un extrait de la réponse manuscrite de R. Moses à R. Shmaya :

« Aujourd’hui, en raison des nombreux péchés de notre génération, il n’y a plus que l’un de vous, dans telle ville, ou deux autres, là, dans tel village, qui étudient cette tradition. De plus, les contrées de Pologne et de Russie sont dévastées. Il y a deux ans, j’ai envoyé mon fils, puisse son âme briller, dans la ville de Venise avec trois cents livres et il n’en a pas vendu un seul, même pas assez pour amortir le coût de fabrication. Ces livres sont toujours entreposés dans la maison du noble le plus en vue, R. Salomon Hai, puisse son âme briller, et de tels travaux d’impression coûtent tellement cher qu’il serait déraisonnable de publier quoi que ce soit maintenant. »

L’entreprise tourna au fiasco, comme le précise R. Moses : « Je n’ai plus d’argent. » Et il n’y a nul raison de douter de sa sincérité : il ne tentait pas d’évincer un éventuel concurrent. R. Shmaya lui avait proposé d’imprimer leurs œuvres de vulgarisation ensemble, mais même pour cela l’intérêt manquait.

Dix ans auparavant, R. Moses avait déjà essuyé un premier échec en ne parvenant pas à écouler assez de copies de son livre pour rentrer dans ses frais.

D’autres lettres vont dans ce sens : « La semaine dernière, j’ai reçu des extraits de l’Ez Hayim et des commentaires du Zohar, par R. Hayim Vital » (R. Moses ben Salomon) Ces acquisitions étaient assez importantes pour qu’il en parle à son correspondant, comme une compensation du manque de classiques lourianiques.

« Les sept traités [de l’Asara Maamarot de Da Fano] n’ont pas été trouvés, hormis le traité Olam Katam, déjà imprimé avec le commentaire du divin kabbaliste, notre maître R. Leib, le maître ès kabbale. Les dix traités qui comprennent l’Yonat Elem se trouvent chez l’un, dans telle ville ou chez deux autres, dans tel village, cinq autres traités ne sont plus disponibles actuellement dans ce pays et en Pologne, s’ils l’étaient avant la persécution, dieu sait à présent où ils se trouvent. »

Cette énumération n’est pas un inventaire, ni une bibliographie. R. Moses semble répondre aux questions de son correspondant, R. Shmaya. Cette correspondance d’exégètes nous apprend qu’ils ne disposaient pas d’une véritable bibliothèque lourianique et on peut en déduire qu’ils ne connurent jamais tout le corpus du traité qu’ils commentaient. Ce triste témoignage contredit la thèse de Scholem comme quoi la kabbale lourianique était largement diffusée parmi le public juif du milieu du dix-septième siècle.

Un autre précieux témoignage du mitan du dix-septième siècle figure dans l’introduction de la version de R. Meir Poppers du traité de Vital Ez Hayim. Popper, alors le principal kabbaliste lourianique à l’Est [de Palestine], entreprit une édition exhaustive du corpus lourianique. Collecter tout le matériel lui prit beaucoup de temps afin d’obtenir des copies exactes et lorsqu’il fut en possession de ces écrits, voici ce qu’il écrivit, comme s’il se parlait à lui-même.

« Dieu te récompense pour tes mérites : à présent, tu disposes de tous les écrits d’ARI [R. Isaac Louria] béni soit son nom ; cet exploit, beaucoup d’autres l’ont tenté [rassembler le corpus lourianique] mais ils ne le méritaient pas. Sois fort et courageux, puisque personne d’autre ne veut s’en charger. »

Même dans les bastions de l’Est, à l’académie de Jérusalem, présidée par le maître de Poppers, R. Jacob Zemah, c’était un honneur de parvenir à rassembler autant de textes lourianiques. De plus, les déplorations de Poppers sur le manque d’intérêt des locaux apparaissent également chez son maître.

À présent, laissez-moi vous présenter un extrait d’un autre kabbaliste sarougien et lourianique de la fin du dix-septième siècle, R. Moses ben Menahem Graff de Prague, également connu sous le nom de Prager. Il compose son Va-Yakhel Moshe « à la demande de nombreux fils des élus [rabim mi-bnei yehidei sgula] craignant et aimant Dieu » afin de leur expliquer la kabbale lourianique.

« Si nous commençons l’étude par le Drushim ou avec le Sefer Ez Hayim ou le Sefer Pri Ez Hayim ou avec le Nof Ez Hayim ou le Sefer ha-Melekh, nous avons besoin d’une source de première main, un professeur qui nous introduit aux arcanes de ces traités. Hélas, nous ne disposons pas de tels livres, ils n’existent qu’en manuscrits, ils n’ont jamais été imprimés, ils sont entre les mains de quelques-uns, l’un dans telle ville, ou deux autres, là, dans tel village, parce que leur coût est très élevé, ce savoir est inestimable. »

Deux points attirent notre attention. Tout d’abord, selon les contemporains de Graff, mais aussi pour Graff lui-même, la tradition kabbalistique était trop ardue pour être étudiée en autodidacte, même si les textes étaient disponibles. L’auteur fait référence aux « élus » et pas au commun des mortels, ou au grand public, ce qui prouve que cette tradition s’adressait à un tout petit nombre.

Ensuite, il y a la rareté des imprimés, leur coût, leur dissémination. Même un traité comme Emek ha-Melekh, disponible sous forme imprimée depuis deux génération, semble avoir été rare pour les membres du cercle de Graff et peut-être même ignoraient-ils son impression. À l’époque, l’impression d’un livre n’impliquait d’ailleurs pas sa diffusion à une large échelle, ce qui rend d’autant moins vraisemblable la théorie d’une large diffusion de ces théories parmi le grand public.

L’examen de la kabbale des kabbalistes polonais du dix-septième siècle, R. Ayre Leib Pryluq, R. Samson d’Ostropol ou R. Nathan Neta Shapira de Cracovie souligne la marginalité des théories lourianiques. Des concepts comme le tsim-tsoum, la shevira, le tikkoun, les partsoufim, l’Adam kadmon et les hakalat nizotot n’apparaissent que chez ces kabbalistes qui divergeaient de la norme de leur temps. Bien qu’ils se réfèrent à Louria, qu’ils citent occasionnellement des textes comme Yonat Elem ou Kanfei Yona, ils ne développent pas les concepts essentiels. Le lourianisme exerça donc une influence très mineure dans l’élaboration de la mystique de ces cercles kabbalistiques au demeurant très créatifs. C’est seulement chez R. Jacob Temerles ou R. Yehuda ben Moshe Aaron Samuel de Lublin que l’influence lourianique se fait sentir en Europe centrale.

L’étendue de la diffusion de la kabbale, en particulier du système lourianique, ne devrait pas seulement être étudiée au travers de sa littérature spéculative ou systématique, mais aussi dans ses expressions éthiques et morales. Récemment, Ze’ev Gries (1987) a publié un article très détaillé sur les éditions successives et sur la bibliographie lourianique ; il arrivait à la conclusion que ce type de littérature apparaît dans la seconde moitié du dix-septième siècle, comme résultat et non comme cause du sabbataïsme.

Ces découvertes, étayées par une solide étude des sources premières, corrobore ce que nous avons avancé sur les spéculations les plus hardies de Louria. La littérature la plus « populaire » ne l’était en réalité pas tant que cela et c’était d’autant plus vrai du corpus le plus ésotérique qui ne devait pas avoir franchi l’étroitesse de certains cercles.

En résumé, sans nier l’intérêt que quelques kabbalistes d’Europe de l’Est pour le lourianisme, il convient de réviser la thèse de la « prolifération » de cette kabbale.

3.

D’après Scholem, la diffusion du lourianisme était équivalente à celle du messianisme : dans sa biographie de Sabbataï Tsevi, il écrit : « la dissémination de la doctrine lourianique menait plus qu’aucune autre à un accroissement des espérances messianiques au sein du peuple. » Ces textes auraient été « représentatifs » : « partout où le lourianisme s’installait, des espérances messianiques apparaissaient et partout se trouvaient des groupes plus ou moins importants qui se mettaient en mouvement. » Le messianisme lourianique caractériserait un ehtos particulier de la kabbale. Néanmoins, lorsque Scholem prétend illustrer ce messianisme, il ne cite que trois textes et le plus important extrait figure dans le classique de R. Naphtali Hertz Bacharach, Emek ha-Melekh.

Bacharach « ne ratait pas une occasion d’insister sur le messianisme fonctionnel de la doctrine lourianique. » Néanmoins, dans les passages cités par Scholem, on ne trouve aucune référence à l’imminence de l’ère messianique. D’autre part, ce kabbaliste considérait l’époque de Louria comme une période de répit relatif pour le peuple d’Israël, lorsque le pouvoir des qlippoth était plus faible. « En revanche, écrit Bacharach, pour nous, il n’y a plus rien à espérer. »

Voilà qui contredit la thèse lourianique comme quoi, chaque époque renfermerait une étincelle messianique, une idée qui figure également dans Emek ha-Melekh. De plus, après la mort de Vital en 1620, « un rideau de fer sépara Israël de son père céleste. » La formule de Bacharach est une allusion aux tribulations de son temps, mais il n’attribue pourtant aucune valeur messianique aux textes cités par Scholem. Pour Bacharach, l’existence de Louria et la possibilité messianique que sa kabbale avait ouverte, ne changent rien : le présent ne diffère pas des époques précédentes.

Peu après la rédaction d’Emek ha-Melekh, Bacharach produisit une étude en profondeur sur l’imminence de la venue du Messie, prévue pour 1648. Cette date n’a rien de neuf, elle apparaît déjà dans le Zohar et dans la littérature qui s’y réfère. L’hypothèse d’une spécificité messianique du lourianisme s’avère difficile à soutenir.

Ainsi, il arrive que Bacharach se plaigne du manque d’intérêt pour le tikkoun qui « pourrait atténuer les souffrances de l’enfantement de l’ère messianique. » Mais cette pratique du tikkoun devait induire la repentance et non pas élever les étincelles ou réunir ce qui était séparé. La date 1648 n’implique rien de plus chez Bacharach et cette conception du tikkoun n’a rien d’original non plus : le lien entre repentance et rédemption est un classique de l’eschatologie prophétique juive.

Les deux autres exemples cités par Scholem sont tout aussi peu convaincants : un texte de R. Nathan Shapira de Jérusalem sur le statut unique des Juifs du Pays d’Israël au moment de la rédemption. En fait, ce texte eschatologique n’implique aucune urgence messianique : il atteste seulement du sentiment de supériorité des habitants d’Israël, parmi lesquels l’auteur a vécu pendant quelques années. Shapira ne s’inspire pas de sources lourianiques et il a choisi de terminer ses jours à Reggio, en Italie, sans jamais exprimer de préoccupations messianique, ni adhérer au sabbataïsme.

Last but not least, Scholem inaugure sa liste de textes-preuves de l’influence lourianique par un extrait impressionnant qui indique explicitement une effervescence messianique à partir du second tiers du dix-septième siècle. Scholem cite R. Moses Prager et son Va-Yakhel Moshe, un traité inspiré par Saroug et qui donne 1630 pour début de l’ère messianique.

Ce texte important est somme toute le seul début de preuve concluante avancée par Scholem. Néanmoins, il s’agit d’un document isolé et qui fut composé à la fin du dix-septième siècle. La date de 1630 est exacte, mais c’est une occurrence unique et finalement tardive qui ne prouve pour ainsi dire rien. Scholem, pour prévenir l’argument, précise que ce kabbaliste n’était pas sabbataïste. Peut-être, mais certains, comme Isaiah Tishby, ne sont pas d’accord.

Que Scholem place en exergue ce texte n’a rien d’un accident : seul cet extrait pouvait produire cette impression, que démentent les autres textes antérieurs. Les écrits de Bacharach et de Shapira n’étayent pas sa thèse, au-delà de l’évocation des possibilités messianiques. De plus, cela doit être souligné, leurs écrits ne portent aucune caractéristique spécifique du messianisme.

Scholem force le trait et ses sources sont tardives, sans plus de preuve dans le corpus antérieur de la littérature lourianique. Si l’on examine la bibliographie compilée par Scholem des œuvres lourianiques imprimées avant Sabbataï Tsevi, cette impression en sort renforcée. Les écrits kabbalistiques d’Abraham Herrera et de Joseph del Medigo contiennent de nets éléments lourianiques, mais ces auteurs étaient immergés dans la culture de la Renaissance avant de commencer à s’intéresser à Louria et dès lors, ils décidèrent d’ignorer ce qui, chez Louria, pourrait avoir modéré leur messianisme, comme la signification théurgique des commandements.

C’est précisément l’atténuation de l’activité rituelle, en tant qu’opération théurgique, qui caractérise leur kabbale telle qu’elle se présente dans les sources imprimées qui nous sont parvenues. La doctrine du tikkoun apparaît à peine dans les versions philosophiques du lourianisme formulée par ces deux auteurs. Dans le cas de R. Isaiah Horowitz et de son Shnei Luhot ha-Brit, l’élément majeur n’est pas la kabbale lourianique, mais le système de Cordovero. Des kabbalistes lourianiques purs et durs comme R. Menahem Azaria da Fano et son cercle de proches ne présentent d’ailleurs pas la tonalité messianique caractéristique que leur attribue Scholem.

Je ne prétends pas que la diffusion du lourianisme n’a pas contribué en aucun cas à celle du messianisme. Dès lors que sa pensée s’enracinait dans la théosophie du Zohar, Louria devait logiquement en venir à ce type de pensée, mais ces éléments, s’ils furent diffusés, le furent en une faible mesure. Il faut aussi garder à l’esprit que ces éléments ne suffisent pas à appuyer un fervent messianisme qui aurait mené à la reconnaissance de Tsevi comme messie. Jusqu’à preuve du contraire, rien ne prouve le lien de causalité directe entre le lourianisme et le messianisme et c’est cette absence d’éléments messianiques pertinents dans les écrits composés entre la mort de Vital et la révélation de Tsevi qui a quelque chose d’étrange.

Si la description par Scholem de la diffusion de la kabbale s’avère correcte, en revanche, il est bizarre que seule une variante sabbataïste soit apparue, sans aucun précédent. Si les populations juives étaient tellement imprégnées de messianisme, pourquoi Tsevi fut-il le seul messie à émerger de cette vague lourianique ? Logiquement, on aurait pu s’attendre à d’autres émergences, même marginales. On n’en recense aucune autre. En revanche, les générations d’avant Louria connurent au moins deux figures mystiques majeures : R. Asher Lemlein et R. Solomon Molkho et il se pourrait que ce soit davantage de ce côté-là, plus que chez Louria, qu’il faille chercher un ferment messianique.

Dès lors, il se pourrait que Tsevi n’ait pas accompli une espérance largement disséminée, mais qu’il ait répondu aux différentes questions que se posaient différents groupes, qui nourrissaient chacun des espérances propres, selon leur sociologie et leur implantation géographique.

La présentation que Nathan de Gaza faisait de Tsevi en tant que messie combine des points de doctrine lourianique extrêmement complexes avec des éléments d’eschatologie populaire juive et seule cette combinaison pouvait toucher la corde sensible des foules. Il semble que le succès de Tsevi, incomparable avec celui d’autres messies juifs autoproclamés, ne dérivait pas d’une conception lourianique monolithique.

En surestimant l’importance messianique du lourianisme, Scholem sous-estime le messianisme populaire qui fut sans doute un canal d’inspiration et de diffusion bien plus important dans le cas du sabbataïsme.

4.

La perception messianique que Scholem attribue à la kabbale lourianique est biaisée : elle ne prend en considération qu’un type de représentation et présuppose que le lourianisme n’était que messianique.

Il faut être prudent et distinguer entre la signification théurgique de l’accomplissement des rites et des commandements, l’activité qui vise à la restauration de l’harmonie divine, sans implication messianique directe et la signification attachée par ces mêmes pratiques théurgiques par les kabbalistes qui, eux, insistaient davantage sur l’implication messianique. Et même, dans la plupart de ces cas, l’activité théurgique n’est « messianique » que de loin. La place nous manque pour développer tout ce que le tikkoun implique : dans les œuvres de Louria, ce concept a plus d’un sens, pas uniquement eschatologique en tout cas et le messianisme ne suffit pas non plus à l’épuiser.

La propagation et la désoccultation du lourianisme ne s’inscrivait pas tant dans une perspective eschatologique, mais plutôt comme un antidote à la dissémination du mal. Dès lors que la conscience du mal se faisait plus aiguë, que le mal était plus actif à cause des péchés de la génération, l’émergence du mysticisme lourianique se présentait comme une riposte contre l’influence de « l’autre côté. »

Cet aspect préventif et conservateur du lourianisme apparaît dans l’introduction d’Ez Hayim par R. Hayim Vita : « Louria fut envoyé par l’académie céleste pour raviver les braises d’Israël dans ‘le monde de la vie’ et à cette fin, il reçut les révélations de la bouche d’Élie et il reçut l’autorisation de révéler les secrets du tikkoun et du Zohar, afin de nous protéger de ce triste exil et par la vertu de l’étude du Zohar, conformément à cette splendide tradition, nous, les fils d’Israël, nous méritons mieux que cet amer exil, des ténèbres vers la lumière. »

Vital concevait deux buts à la révélation des secrets de la kabbale ; leur étude aiderait Israël dans les tribulations de l’exil et assurerait la rédemption. Bien que l’historien discerne déjà ici une tonalité eschatologique, il serait exagéré d’y lire une attitude messianique. L’aspect apotropaïque des secrets apparaît clairement dans l’introduction du Ronu le-Yaakov par R. Jacob Zemah.

« Il semble que la révélation de cette tradition, dans cette triste génération, doivent nous protéger… les générations antérieures étaient pieuses et justes, et le peu de cette tradition qu’ils possédaient avait suffi à les sauver des opposants [mekatregim] Mais aujourd’hui, nous sommes loin de la source, tout au fond de la citerne et qui nous sauvera si ce n’est pas l’étude de notre merveilleuse et sage tradition ; dans cette génération, l’idolâtrie et la calomnie et le mensonge et la haine sont au cœur de la vie et les qlippoth sont tellement étendus qu’on a honte de la piété ; puisse Dieu nous protéger et pardonner nos péchés. »

Cette conception apotropaïque du lourianisme qui n’insiste pas sur la portée eschatologique des événements, mais plutôt sur le présent, sur l’aspect normatif, conservateur de la kabbale, fait en réalité partie intégrante du système lourianique. Les historiens de la modernité l’ont interprété de telle manière à ce qu’il semble tourner autour du messianisme comme un principe de gravité. En fait, il faut affiner cette compréhension et passer du cercle à l’ellipse, voire aux foyers multiples et seulement alors, nous rendrons justice à la complexité de la littérature lourianique, mais il faut pour cela atténuer son versant messianique.

Cette réévaluation de la thèse de Scholem doit passer par un retour aux textes mêmes du sabbataïsme, aux manuscrits et aux livres imprimés. Le recours à la mystique ne peut expliquer l’histoire qu’à la condition de l’inscrire dans un contexte plus général, sociologique, historique et économique.

Scholem n’a pas tenu compte de tels facteurs : soucieux de présenter une causalité rectiligne dans le développement de la kabbale juive à partir de l’expulsion d’Espagne au quinzième siècle, il a surestimé le rôle du lourianisme en tant que facteur d’unification spirituelle et comme clef d’interprétation principale d’un changement majeur de paradigme dans l’histoire du judaïsme et des Juifs.

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