Source : Deleuze par Jean-Clet Martin, éditions de l’Éclat, collection Ceci n’est pas un livre, relecture.
Rien n’est prévisible. Tout se détraque et semble
ouvrir un chemin qui bifurque, un détour qui m’entraîne à oublier un
rendez-vous capital au point de le différer sans borne. Ainsi, de Wakefield,
dans un récit de Hawthorne : un homme capable de vastes rêveries, mari
fidèle qui, un jour d’octobre, s’absente en assurant sa femme qu’il reviendra,
au pire, dans quelque jours, avec l’intention simplement d’inquiéter son épouse
en disparaissant une semaine entière. Voici qu’il va immédiatement épier la
maison, hésitant devant la porte, mais sans jamais revenir comme si, en prenant
le risque de rompre avec une habitude, on pouvait s’engager dans une expérience
de plus en plus absurde, insensée.
La particularité de la nouvelle montre la nouveauté
comme on le ferait d’un accident devenu obsession. Elle est, en ce sens,
travaillée par un « cas » inquiétant, inclassable : cas qui
échappe à la compréhension rationnelle et ne saurait se laisser situer entre
les genres de l’Être.
Maupassant nomme ces événements étranges horla
(un mot qui exprime ce qui est hors là, par opposition à l’être-là). C’est donc
comme si tout ce qui était présent me rendait incapable de revenir à mon foyer,
comme si j’étais détourné du « ici et maintenant » par un coude, ou
encore par une abomination très différente de celle qu’on peut définir et
situer selon ce qui « se contente d’être là. » On ne demandera donc
jamais à quel « être » référer le bouleversement, sachant que l’Être
lui-même se laisse bouleverser, révulser hors de lui, hors de ses gonds.
Devant un événement, ou une promesse à accomplir, on ne
saurait jamais dire « ce que c’est », exactement parce qu’on va
oublier, que cela vient de passer, de se passer en modifiant toutes nos
espérances, en chamboulant nos attentes.
L’événement sera si fort que « l’être » ne
pourra en témoigner, tout ayant bougé selon un dynamisme que le philosophe est
le seul à épuiser, éprouvant la cruauté de ce qu’on a plutôt que de ce qu’on
est. Voilà qui annonce une nouvelle plus inquiétante encore de Lovecraft,
« L’Abîme du temps », quand le sommeil nous fait entrer dans
un espace communiquant avec des époques anciennes, ou à venir, et des portes
qui conduisent vers d’autres univers. Se lèvent alors des espaces lointains,
devenus contemporains aux nôtres et qu’une ouverture est venue superposer
pêle-mêle.
Sans doute avons-nous toujours besoin de trouver des
références stables pour pointer ces cas si surprenants. Mais on voit bien que
ces dernières ne sont pas valables dans un drame dont on demandera un minimum
d’imprévu. Quand un drame se produit, nous changeons de plan, nous ne cherchons
plus la finalité que l’événement devait poursuivre, le programme qui était
annoncé. Toute dramatisation montre une perte du sens, puisque le sens est en
train de se construire, de s’individualiser au point de nous choquer.
S’ouvre soudain une petite bifurcation, mais qui, comme dans le cas de Wakefield, ne saurait ramener en arrière et prend de l’ampleur : une lézarde, une faille dans l’espace qui nous laissent percevoir un chamboulement, l’émergence d’autres espaces que l’on n’avait jamais soupçonnés. Le philosophe, devant la nouvelle qui s’impose et lui pose problème, devient dramaturge.
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