Source : Gogol et le Diable par Dimitri Merejkowski, traduit du russe par Constantin Andronikoff, éditions Gallimard, relecture mars 2007-décembre 2023.
Tchitchikov se préoccupait beaucoup de sa descendance.
« J’aurais péri, songe-t-il en un moment de danger, comme une bulle à la
surface de l’eau, sans laisser de trace, sans descendants. »
Mourir sans avoir engendré, c’est n’avoir pas vécu, car
la vie individuelle est « une bulle à la surface de l’eau » ; la
bulle crèvera, l’homme mourra, et il ne restera qu’une vapeur. La vie
individuelle n’a de sens que dans la famille, dans le genre, dans le peuple,
dans l’état, dans l’humanité, comme la vie du polype, de l’abeille, de la
fourmi n’a de sens que dans le polypier, la ruche, la fourmilière.
Cette inconsciente métaphysique trouverait des adeptes
en tout « positiviste à visage jaune » disciple de Confucius, en tout
« Chinois » à visage pâle, disciple d’Auguste Comte : l’Extrême
Occident s’allie ici à l’Extrême Orient, l’Océan atlantique au Pacifique.
Lorsque Tchitchikov rêve qu’il est propriétaire,
possesseur d’un capital et d’un domaine, il se représente aussitôt « une
fraîche et rose jeune personne » et une jeune génération devant perpétuer
le nom des Tchitchikov ; « un joli petit polisson, une ravissante
fillette, ou encore deux garçonnets, deux ou trois petites filles, pour que
tout le monde sache qu’il a réellement existé et qu’il n’est pas simplement
passé sur la terre comme une ombre, ou un fantôme quelconque ; pour qu’il
n’ait pas honte non plus devant la patrie. »
« Mon rêve, c’est de m’incarner, mais alors
définitivement » dit le démon à Ivan Karamazov. C’est le principal rêve
positif de Tchitchikov : il a besoin « d’une gentille personne et de
petits Tchitchikov » pour « s’incarner définitivement » pour que
« tout le monde sache qu’il a réellement existé » comme si, à défaut
de cela, sa réalité aurait pu être mise en doute par lui-même et par autrui.
L’existence du positiviste Tchitchikov, privée de
descendants, crève comme une bulle de savon, exactement comme l’existence de
l’usurpateur du Revizor, privée de ses chimères. Le désir de Tchitchikov
concernant de « gentilles personnes et des petits Tchitchikov » est
bien celui du diable, le plus fantomatique des fantômes qui aspire au réalisme
terrestre.
Et le royaume de ce monde prédit par le Grand Inquisiteur n’est autre que le Royaume de la médiocrité des innombrables petits positivistes, des futurs mongols universels, comme le « panmongolisme » spirituel qui effrayait tant Vladimir Soloviev, les millions d’heureux petits Tchitchikov en qui se répète tel le soleil dans les gouttes de l’Océan pacifique, l’unique procréateur de ce royaume, l’immortel propriétaire des âmes mortes, le nouménal Tchitchikov.
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