« В темных религиозных лучах »

 

Source : Gogol et le Diable par Dimitri Merejkowski, traduit du russe par Constantin Andronikoff, éditions Gallimard, relecture mars 2007-décembre 2023.

Le bruit effroyable des ailes battantes et des raclements de griffes emplit toute l’église. Tout vole et tourbillonne en cherchant le philosophe… Il ne faisait que se signer et marmonner des prières comme elles lui venaient… Ils le fixaient tous, et ne pouvaient le voir, car il était entouré d’un cercle mystérieux. « Amenez Viy, allez cherchez Viy… » Et brusquement, dans l’église, le silence tomba ; le hurlement d’un loup s’entendit au loin et bientôt résonnèrent des pas lourds, qui se répercutèrent contre les murs. Jetant un œil de côté, il vit qu’on amenait un être court, trapu, bancal, plus noir que la terre, dont les pieds et les mains étaient comme des racines puissantes et noueuses, crottées de terre. Il avançait pesamment, en titubant. Ses paupières s’allongeaient jusqu’à terre et Homa remarqua que son visage était de fer.

Le visage en fer, le corps en terre de Viy, opposés au visage immatériel, au corps supraterrestre des saints ; la corporéité inanimée opposée à la spiritualité incorporelle ; la charnalité morte venge la mort de la chair. Viy, c’est ce qui est le plus contraire à l’esprit, au mouvement, à la conscience ; c’est le poids, l’inertie, la mort inhérente à la substance primitive, à la matière ; c’est l’instinct de l’homme qui le rattache non seulement au terrestre et au charnel, mais à l’infra-terrestre, au proto-charnel, à la matière ; un instinct aveugle et clairvoyant, les longues paupières de Viy sont abaissées jusqu’à terre ; seul, il ne peut pas les relever, mais lorsque d’autres les lui relèvent, ils voit ce que personne ne peut voir. « Relevez-moi les paupières, je ne vois pas, prononça Viy d’une voix souterraine, et toute l’assemblée se précipita pour lui soulever les paupières. « Ne regarde pas souffla au philosophe une voix intérieure, mais il ne put y tenir, il regarda. »

« Le voilà, s’écria Viy et le montra de son doigt de fer ; tout ce qui était là se jeta sur le philosophe. Inanimé, il s’écroula à terre, et la peur fit s’envoler son âme hors de son corps. »

Il est « mort de peur » ainsi que Gogol. Et le divin ne le sauva pas du diabolique. L’Église, pauvre et vétuste, tremble sous l’assaut des monstres et ne peut leur résister ; ils l’emportent sur Elle. La spiritualité sans chair est avilie par la chair sans esprit, et la prédilection se réalise : « L’abomination de la désolation s’établit au lieu saint. » Quand vint le matin, « le prêtre entra, raconte Gogol, et s’arrêta à la vue d’un tel outrage au sanctuaire de Dieu ; et il n’osa dire la messe… Et pour toujours, l’Église resta ainsi, avec ses monstres englués aux portes et aux fenêtres ; les arbres, les racines, les mauvaises herbes, les ronces l’envahirent et, aujourd’hui, on ne peut plus retrouver le chemin qui  y mène. »

Elle est abandonnée et le monde ne trouvera plus le chemin qui y mène, de même qu’elle n’avait pu trouver le chemin qui mène au monde. Quelles que fussent les visions de Gogol avant sa mort, tel devait être leur sens prophétique ; sa propre muse, éclatante d’une terrible beauté, tuée de sa propre main : la sorcière, dans le cercueil, au milieu de l’église ; et le doigt de fer de Viy, pointé sur lui, le meurtrier.

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