Source : La cuisson de l’homme, essai sur l’œuvre de Robert Musil par Jean-Louis Poitevin, éditions José Corti, recommandé par Neûre aguèce
Le mot de Witz signifie, dans son acception courante, à
la fois esprit et trait d’esprit, saillie ou calembour, mais il est nécessaire,
pour comprendre la fonction que lui accorde Musil, de revenir aux définitions
qu’en ont donné les Romantiques. Il semble que le Witz serve à la mise en cause
de la logique et à l’établissement d’une logique supérieure. Roger Ayrault,
dans le troisième volume de son ouvrage La genèse du romantisme allemand, cite
en effet cette définition de Friedrich Schlegel, extraite des Fragments
critiques, qui dit que « le Witz est bien, à vrai dire, le produit et le
domaine de l’arbitraire logique absolu » et celle de Novalis provenant de
Grains de Pollens, pour qui, « là où l’imagination et le jugement entrent
en contact, naît le Witz »
Le Witz est cette puissance brute, cet éclat sans retour,
ce « sens intuitif » comme le dit encore Friedrich Schlegel. Il est
donc du côté de l’individu singulier comme une puissance poétique qui l’emporte
au-delà de lui-même. Dans l’œuvre de Musil, le Witz est partout le présent là
où des pensées éclosent, qui traversent l’esprit et disparaissent aussitôt, ne
laissant derrière elles que l’éclat de leur passage. Il a une fonction critique
évidente lorsqu’il est trait d’esprit, en particulier dans la bouche d’Ulrich
et une fonction de vecteur d’idées inaccomplies, inconvenantes, provocantes,
mais singulièrement vivantes.
Il s’agit moins de retenir ces idées que de les suivre
par la pensée, d’analyser et de construire à partir d’elles des devenirs
singuliers, des fragments de vie, des essais de monde possible. Le Witz sert
donc à « passer », à concrétiser, au moins mentalement, l’essai
qu’est, en tant que tel, d’une idée aussi inattendue et aussi inconvenante
soit-elle. « Faculté combinatoire, fabulation poétique, disposition au
mystère, et singulièrement, pour ce qui est des idées, au mystère
religieux »
Chez Musil, le Witz est moins lié à la transcendance,
qu’au caractère fortuit des situations. Il est fondamentalement
non-intentionnel et l’expression d’une pensée qui accepte ce qui lui échappe,
la dépasse, l’entraîne au-delà d’elle-même. Il est la voix de l’affect dans la
pensée, à ce niveau de la pensée où affect et logique, raison et sentiments, ne
sont pas séparés.
« L’ironie, qui ne saurait être qu’analytique, dans ses moments de claire conscience, doit être la part d’esprit analytique qui, tout en étant immanente au Witz, lui laisse sa flamme et sa chaleur. »
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