Source : Leo Strauss, lecteur de Machiavel, par Gérald Sfez, éditions Ellipses, collection Polis, Petits essais d’éthique et de politique, relecture 2011-2019-2023, recommandé par Neûre aguèce.
Machiavel procède à une héroïsation de
l’extrémisme tout en feignant de mesurer le mal. L’idée du moindre mal n’est
pas seulement l’abandon de l’idéal antique du « bien vivre. » Cette
révision à la baisse du bien revient à une opération de légitimation du mal, et
ce relativisme pragmatique s’appuie sur une idéalisation de la difficulté qu’il
y a à tenir cet accord discordant, à réaliser cette prouesse de l’oxymore.
En vérité, cette pensée machiavélienne
est une façon de négocier avec l’idéal de mesure des Anciens et de paraître y
souscrire, de la même manière qu’elle retient les mots de la moralité en les
vidant de leur substance, et maintient la pertinence de l’usage de ces termes.
C’est précisément là la preuve la plus puissante du caractère simultanément
diabolique et mesuré de sa pensée, une pensée d’autant plus diabolique qu’elle
se couvre du manteau de la mesure.
La ruine des fondements de
la morale tient au franchissement de ce qu’il est interdit de penser, et de ce
dont il est interdit de rire.
Machiavel porte le sens du jeu à un
tel degré que toute autorité se trouve apparemment défaite. À la fois dans sa
manière de jouer sur l’art d’écrire ésotérique (il s’agit de considérer le rôle
des têtes de chapitre et la numérotation des chapitres, le retournement du sens
que la Bible leur attribue) dans la liberté qu’il s’arroge dans le
non-enchaînement des phrases, et bien sûr, dans la destitution réglée de
l’autorité, Machiavel s’adonne à une liberté d’expression qui tient au plaisir
du jeu. Avec Machiavel, on peut parler d’une certaine élévation de la
conscience ludique : il ouvre la voie à un « jeu sans fin », à
une écriture interminable de la destitution de toute autorité, incluant la
sienne propre.
Par là, Machiavel a mis au point une écriture imparable, bien davantage encore que ne l’est le système ou la méthode. Strauss y voit l’en deçà du texte : à travers sa légèreté et son charme, la gravité d’une trahison. Machiavel s’amuse et amuse ses lecteurs. L’impasse, ici, se donne dans l’élément esthétique de comédie. Toute-puissance de la comédie.
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