Source : La cuisson de l’homme, essai sur l’œuvre de Robert Musil par Jean-Louis Poitevin, éditions José Corti, recommandé par Neûre aguèce
Trois grandes
attitudes se sont développées face à ce bouleversement sans auteur qui touche
toute la planète, déchire les voiles de l’illusion, rompt les habitus, et brise
l’ordre de la nature. La première est une attitude d’opposition. C’est un non
jeté à la face de l’événement mais auquel celui-ci reste, tel un dieu caché,
manifestement invisible. Ce non prend pour argument un jugement de valeur qui
voit dans ce devenir, un déclin par rapport à l’idéel de référence incarné dans
une conception héroïque de l’Occident. Oswald Spengler, auquel Musil s’est
opposé, est sans doute le meilleur représentant de cette tendance.
La seconde consiste à accompagner le déclin pour tenter
de la comprendre et à prendre sur soi, comme en une attitude sacrificielle, les
douleurs de la déchirure entre l’ancien et le nouveau monde, comme si cela
pouvait soulager ceux qui en sont les victimes. Cet écartèlement volontaire ne
peut se passer d’un ancrage dans l’ancien monde et si la douleur devient preuve
de sa nécessité, c’est toujours un jugement négatif qui est à la base d’une
telle attitude. Cette seconde approche se distingue de la première en ce
qu’elle est espérance, tension vers un but extérieur et lointain, mais supposé
accessible dans le temps. Elle est croyance en une sorte de valeur en soi de
l’avenir.
Hermann Broch apparaît ici l’écrivain qui incarne le
plus radicalement cette position. La « mission » dont Broch parle si
fréquemment, l’imposition inéluctable d’une « tâche » qu’il trouve
partout où se constituent des sphères de nécessités astreignantes n’est, en
dernière analyse, ni de nature logique, ni liée à une théorie de la
connaissance, bien qu’il retrouve partout cette mission dans la logique et la
théorie de la connaissance et qu’il se serve de celles-ci pour le démontrer.
« Cette mission est l’exigence éthique et cette imposition inéluctable
d’une tâche, c’est le droit des hommes à l’assistance » écrit à son sujet
Hannah Arendt dans son introduction à Création littéraire et connaissance.
La troisième position, élaborée par Musil, n’ignore
rien des deux autres, mais elle tente de se dégager des pièges dans lesquels elles
s’enferment. Elle a pour cela une arme : l’ironie, cette manière de
renvoyer tout ce qui prétend à la réalité, à la part d’irréel qui la porte et
qui maintient ouvert, entre douter et croire, un espace où se glisse l’air vif
qui sied à l’infinité des possibles inaccomplis. Le combat, pour Musil, est
donc double : empêcher la réalité de coaguler en une image figée du monde
en brisant sa tendance à répéter ses figures à l’identique et tenter de
comprendre ce qui a lieu dans cet espace intermédiaire.
Ni refus, ni souffrance ou plutôt un non à la souffrance et un oui conditionnel à ce qui n’est pas advenu, telle est l’attitude des personnages de Musil. Il ne faut pas entendre là que Musil serait une sorte de chantre de la technique, simplement elle ne lui fait pas peur et ne ferait peur à personne si l’on se donnait les moyens d’analyser son règne et ses œuvres.
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