« Ni poète, ni surréaliste, ni belge »

 

Source : Rimbaud le voyou par Benjamin Fondane, éditions Non Lieu, préface de Michel Carassou, relecture août 2014-novembre 2023.

Rares sont les hommes qui ne veulent ou ne peuvent se défaire de leur néant, et s’évertuent à le surmonter. Ils courent à la victoire ou à l’échec ; mais en général, victoire et échec, dans ce domaine, demeurent anonymes ; la recherche ni la bataille n’ont lieu dans la zone du général ; leur action n’est pas transparente au social, n’est pas réductible à l’intelligence ; victoire, échec ne deviennent sensibles que lorsque la bataille spirituelle a lieu dans le domaine public de l’agir humain, lorsqu’on a vécu ; ou lorsqu’on est tombé hors de soi, quelque part.

La précautionneuse et prudente nature n’aime pas d’habitude nous mettre en face des résultats de ses opérations ; les séries causales ne s’entrecroisent jamais ; elle ne dote jamais un homme voué à la recherche de techniques qui sont spécifiques au renoncement. Elle évite avec succès la publicité de l’arbitraire ou du miracle, ou encore du paradoxe : le poltron ne pousse pas souvent sur un cerisier ; mais enfin, il n’est précaution qui, à la longue, ne connaisse une défaillance : on dirait qu’il s’agit là de la volonté délibérée d’une exception qui confirmât, qui posât la règle.

C’est alors que la providence met au monde un tempérament métaphysique doublé d’un poète, c’est-à-dire situé quelque part ; et alors, le chercheur se voit aux prises avec un instrument forgé pour obtenir le fini ; il cherche une issue et ne trouve qu’une cloison : c’est cette recherche d’issues, qui donne à la poésie de Rimbaud ces rebondissements, ces sauts apparents, ces ruptures ; à l’intérieur du poème, un poète se trouve, qui a hâte de prolonger indéfiniment le moment de la création, le moment de la recherche, de la puissance : il essaie furieusement d’éviter l’arrêt, le moment du poème.

Or, le poème ne peut se briser tout seul ; le poète n’a aucun pouvoir sur lui ; ce n’est pas le poème qui est dans les mains du poète, mais le poète dans les mains de son poème. L’échec des surréalistes est là tout entier, de leur plume désespérée, et qui niait la poésie, il est né de la poésie. Autre chose que le poème, par contre, peut le briser. C’est ainsi que l’autre, en Rimbaud, brisa le poème et il fut projeté hors de lui.

Il tomba de la poésie dans le réel. On ne se relève pas de ces fractures-là, mais l’échec ayant eu lieu dans un lieu public, dans le domaine de l’intelligible, il a été vu. Il a cessé d’être un rapport obscur, impondérable, immatériel, un rapport impersonnel et secret entre l’homme et l’inconnu ; il est devenu un fait historique, un événement à cheval sur l’histoire de la poésie et cette absence d’histoire qu’est l’Inconnu. Il est un pont entre nous et l’autre chose.

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