Source : La cuisson de l’homme, essai sur l’œuvre de Robert Musil par Jean-Louis Poitevin, éditions José Corti, recommandé par Neûre aguèce
Dans le film de Volker Schlöndorff,
lorsque Törless rend visite à son professeur de mathématiques pour l’interroger
sur les nombres imaginaires, le dialogue se révélant impossible, la caméra
s’arrête sur trois petites sculptures représentant trois petits singes. L’un a
les mains sur les oreilles, l’autre sur les yeux, le troisième sur la bouche.
Schlöndorff indique clairement que
l’institution que représente le professeur et, au-delà d’elle, l’homme moyen
qui va entrer dans le vingtième siècle, a mis en place une sorte de dispositif
de protection, devant lui permettre d’échapper à quelque chose qu’il ne veut ni
voir, ni entendre, et encore moins avoir à dire, quelque chose à quoi l’ego
expérimental qu’est Törless accepte de se confronter. Musil, tout au long de sa
vie, cherchera à préciser les contours et à dire le fonctionnement de ce
dispositif innervé par la peur.
Cette triple forclusion, que désignent
si bien ces trois petits singes, conditionnent cependant le fonctionnement même
de la société et, les pensées qu’elle abrite. Si, dans Les Désarrois de
l’élève Törless, le cadre reste celui d’une école, avec L’Homme sans
qualités, Musil montre combien cette triple forclusion qui sait si bien se
cacher à elle-même sous des oripeaux de parade, conditionne les forces qui vont
conduire le monde à basculer dans la guerre.
Dès son premier roman,
Musil relève donc l’existence d’une ligne de force qui est gouvernée par ce que
l’on peut appeler une logique de la disjonction qui enferme la pensée et la vie
dans un cercle pour le moins vicieux, maintenant les êtres dans une situation
de blocage et les conduisant à tenter d’y échapper en répétant et en
intensifiant sans fin le comportement et le type de pensée qui les a conduit à
une telle situation. L’aveuglement est bien une manière de voir les choses, le
refus de parler, une manière de dire, et le refus d’entendre, une écoute
filtrée.
La conception globale de l’existence qui naît de l’application constante de ces préceptes implicites repose tout entière sur le fait de croire. Croire est le refuge de la pensée lorsqu’elle refuse d’assumer ses tâches.
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