Source : Hiérarchie, la société des anges, par Emanuele Coccia, éditions Rivages, collection Bibliothèque Rivages, préface par Joël Gayraud.
À l’idée que le rapport à la divinité se mesure avant
tout par des gestes et des actions, souvent de nature rituelle, ce qu’on
appelle orthopraxie, le christianisme a substitué l’idée que c’est dans le
rapport au savoir que se joue la vie religieuse, ce qu’on appelle orthodoxie.
L’invention du concept de foi et le fait que le texte fondamental de la
nouvelle religion dérive du verbe signifiant « informer » (evangelizomaï)
témoignent de ce déplacement de la vie religieuse sur un plan cognitif.
Obéir n’est pas une forme de l’action et du
faire : c’est connaître, savoir certaines choses. Inversement, le rapport
à la vérité n’est plus purement cognitif, mais politique, car il définit
l’adhésion ou la non-adhésion à la loi : c’est ce que l’on appellera à
l’époque moderne le « dogme. » C’est le christianisme qui a
transformé les croyances, les opinions, notre rapport subjectif à la vérité en
quelque chose qui met en jeu notre rapport à la divinité. Et chaque fois que
nous parlons de religion, chaque fois que nous identifions le rapport à la
divinité à la sphère de la croyance, nous ne faisons que prolonger et répéter
cette révolution : ce n’est pas la praxis qui nous met en contact avec la
divinité, mais la connaissance : ce ne sont pas les rituels, mais les
mythes qui comptent.
Tout change alors : les histoires, les contes, les
mythes, la forme la plus évidente et la plus répandue de construction et de
diffusion du savoir, n’ont plus rien d’innocent et de naïf puisqu’ils
deviennent des formes de droit. Au contraire, plutôt que de dire ce qu’il faut
faire, le droit commence à raconter : il invente des histoires, des
figures, des événements qui deviennent d’autant plus complexes que la norme à
transmettre est complexe.
Au byzantinisme normatif classique qui formulait des
lois sur les actions les plus banales (manger, marcher, s’habiller, etc) se
substitue l’esprit baroque d’une loi qui invente des univers extravagants pour
s’exprimer de manière complète. La théologie chrétienne à libéré une
imagination normative si explosive et débridée que, par comparaison, le plus
brillant des romans de science-fiction semble un pâle exercice de style.
La loi s’exprime maintenant par des figures insolites : des corps humains engendrés par parthénogenèse et qui peuvent renaître deux mille ans plus tard à partir d’un bout de pain soumis à une formule magique (« hoc est corpus meum »), des rituels cannibales, les divinités masculines schizophrènes dotées de trois personnalités et d’une substance unique, des corps ensanglantés suspendus à des morceaux de bois placés au centre d’immense et très hautes pièces. Les anges, esprits anthropomorphes, faits uniquement d’air et qui volent partout, font partie de cet espace où la connaissance n’est pas et ne saurait être une opinion, mais qui est l’objet d’une législation.
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