Unzufrieden

 

Source : Wittgenstein, le devoir de génie par Ray Monk, éditions Odile Jacob, traduit de l’anglais par Abel Gerschenfeld, relecture en cours — Mai 1998-Novembre 2023 !

Pourquoi dire la vérité quand il est préférable de mentir ?

Telle est la première interrogation philosophique émanant de Ludwig Wittgenstein qui nous soit parvenue. Vers huit ou neuf ans, il s’arrêta sur le pas d’une porte pour réfléchir à cette question. N’ayant pu y répondre de manière satisfaisante, il en conclut qu’un mensonge n’aurait rien de répréhensible dans de telles circonstances. Bien plus tard, il déclara que cet événement fut « une expérience qui, sans avoir été déterminante pour son devenir, était en tout cas typique de sa nature à l’époque. »

En un sens, cet épisode est caractéristique de sa vie. Au contraire de Bertrand Russel, qui se tourna vers la philosophie dans l’espoir de découvrir des certitudes là où il ne percevait que des doutes, Wittgenstein y fut conduit par une tendance compulsive à se poser ce genre de questions. En quelque sorte, c’est la philosophie qui est venue à lui, et non l’inverse. Il vivait ces dilemmes comme des intrusions gênantes, comme des énigmes qui lui collaient à la peau, qui le retenaient prisonnier et l’empêchaient de mener à bien ses occupations normales tant qu’il n’était pas parvenu à les dissiper en trouvant une solution satisfaisante.

Pourtant, à d’autres égards, la réaction du jeune Wittgenstein est tout à fait atypique. La facilité avec laquelle il s’accommode de la malhonnêteté est incompatible avec l’infatigable dévotion pour la vérité qui fit à la fois craindre et admirer le Wittgenstein adulte. Elle est également incompatible avec la conception qu’il se faisait du philosophe. Un jour, sa sœur lui dit dans une lettre qu’il était un grand philosophe. Il répondit : « Dis que je suis un chercheur de vérité, et je serai satisfait. »

Il n’avait pas changé d’avis : c’était son caractère qui s’était modifié, ouvrant ainsi une longue série de transformations décidées à des moments de crise et entreprises avec l’intime conviction que la source de la crise, c’était lui-même. Ainsi, la vie de Wittgenstein ressemble à une interminable bataille avec sa propre nature. Même quand il arrivait à accomplir quelque chose, c’était toujours avec le sentiment qu’il l’avait fait en dépit de lui-même. Sa réalisation ultime serait un dépassement total de soi qui rendrait toute philosophie inutile.

Commentaires