Source : Là où j’admire Wittgenstein par Clément Rosset.
Ce que j’admire le plus chez Wittgenstein, c’est son
extraordinaire résistance à l’évidence, du moins à l’évidence apparente, mais
apparaissant précisément tellement évidente qu’il ne saurait être
raisonnablement question de la mettre en doute. Cette résistance à l’évidence,
ou à ce qu’on tient pour telle, a une longue tradition philosophique derrière
elle. Le philosophe est celui qui s’étonne de tout et doute de tout, comme
Socrate qui arrête les passants en toute occasion pour demander au capitaine
s’il sait ce qu’est le courage ou au juge ce qu’est le juste.
Mais l’originalité de Wittgenstein est ailleurs.
Wittgenstein ne bute pas sur des questions qui, pour sembler simples, se
révèlent vite constituer des sujets hautement problématiques, comme l’essence
du courage ou de la justice. Il bute sur les problèmes les plus simples du
monde, un peu comme Einstein face aux représentations ordinaires qu’on se
faisait depuis Galilée et Newton, du temps et de l’espace, ceux dont
l’énonciation semble contenir à l’avance une réponse claire et indubitable.
Réponse que Wittgenstein entreprend aussitôt de « révoquer en doute »
comme Descartes mais avec cette différence que, chez Wittgenstein, toutes les
questions seront révoquées en doute et aucune d’entre elles ne sera vraiment
résolue.
En d’autres termes, c’est l’évidence elle-même, critère
de la vérité d’Aristote à Descartes, qui ne trouve plus place dans le logis
philosophique. Ce sont d’ailleurs les propositions les plus proches de
l’évidence indiscutable qui suscitent chez Wittgenstein les dispositions
d’esprit les plus batailleuses ; ce sont elles et elles seules que
Wittgenstein aime à travailler au corps. Et on sait que, dans ce combat
incertain, c’est l’analyse du langage qui fournit à Wittgenstein son arme
maîtresse.
En effet, dès qu’une proposition semble évidente,
Wittgenstein s’interroge sur son sens, ou plutôt sur la manière dont le sens
fonctionne en elle ; et il s’aperçoit que ce sens ne s’explique pas du
tout par le fait que cette proposition véhiculerait tout simplement une vérité
évidente, mais bien en fonction d’une « règle » que rien ne justifie
ainsi qu’en fonction d’un message à transmettre ou d’un but à atteindre ;
ici, Wittgenstein se rapproche de Nietzsche, consciemment ou non.
La preuve, et c’est là un des aspects de la mentalité
wittgensteinienne la plus typique, c’est que Wittgenstein parvient toujours à
imaginer un cas de figure où la proposition la plus manifestement vraie ne
serait plus valide, par une poussé à la limite, l’imagination d’un
contre-exemple, ou d’une situation absurde qui l’invalideraient. Gilles-Gaston
Granger et après lui Jacques Bouveresse, puis Jean-Pierre Cometti l’ont
justement remarqué : « La démarche de Wittgenstein ressemble, en
fait, beaucoup plus à celle du psychologue, à celle du mathématicien qui fait
varier des paramètres, effectue des passages à la limite, invente des
situations idéales ou impossibles, recherche des contre-exemples, réduit des
hypothèses à l’absurde, etc. »
Cette remarque va fort loin, plus loin en tout cas que
s’il s’agissait seulement de souligner le caractère plus mathématique que
philosophique de la pensée de Wittgenstein. Car cette affinité avec le
raisonnement logique ou mathématique qui semble privilégier celui-ci par
rapport au raisonnement philosophique, est ici au service de la philosophie,
plus précisément au service de la lutte philosophique contre les fausses
évidences, constituant une machine de guerre contre l’ensemble des propositions
raisonnablement énonçables. Car il n’est pas d’évidence qui ne soit soutenue
(ou plus précisément composée) par un langage qui l’exprime ; et ce
langage fait toujours problème, au point que toute vérité ainsi énoncée doit
être soit éliminée, soit fragilisée parce que mesurée à l’aune de la
« règle » de langage qui a permis son élaboration.
Quelle que soit la proposition envisagée, Wittgenstein
y oppose le problème de la signification en général, dont on sait seulement
qu’elle se manifeste à l’usage qu’on en fait, en fonction de buts et de
l’action utile, en fonction aussi de règles dont on ne parviendra jamais à
réduire l’arbitraire ; ce dernier point sépare Wittgenstein de tous ceux
qui ont cru pouvoir se recommander de lui, en se fondant généralement sur le
seul Tractatus, pour tenter d’établir les bases d’un langage diaphane,
clair pour tous et dans tous les cas.
Le langage est notre outil quotidien, nous savons à peu
près comment il procède dans tel ou tel cas, mais nous ignorons ce qui le fait
fonctionner en général, ce qui fait qu’à la fois nous le parlons sans
difficulté mais ne réussissons pas pour autant à le comprendre. Nous rôdons aux alentours de
cette compréhension, sans jamais rejoindre la route qui nous y conduirait,
comme le suggère souvent Wittgenstein.
Ainsi, dans ce passage des Investigations
philosophiques : « Dans l’usage réel des expressions, nous
faisons des détours, allons par des voies latérales. Nous voyons bien la grande
route en face de nous, mais nous ne pouvons l’utiliser car elle est barrée en
permanence. »
Une anecdote drolatique, que je tiens de Gilles Deleuze
qui assistait à la scène, me semble illustrer à merveille la nature de ce
paradoxe central de la pensée de Wittgenstein.
Lors d’une soutenance de thèse de philosophie,
l’impétrant, déjà affaibli par plusieurs heures de ces piques qui sont d’usage
en ce combat quasi taurin, reçut soudain une de ces estocades, également
rituelles, qui doivent en principe entraîner enfin la mort du combattant. Un
membre du jury demanda au candidat : « Naturellement, monsieur, vous
parlez couramment l’allemand ? » Face à cette question traquenard, le
candidat qui perdait pied improvisa une réponse stupéfiante :
« L’allemand ? Je le parle bien sûr… Mais je ne le comprends pas. Ce
lapsus d’un homme aux abois, qui fit rire jury et auditoire, a plus de sens
qu’il n’y paraît. A peine modifié, il pourrait servir de devise à l’ensemble de
la pensée de Wittgenstein : « Le langage, je le parle mais je ne le
comprends pas. »
Comme Diogène prouve en marchant l’existence du
mouvement, mais ne démontre pas en quoi celui-ci consiste et peut se définir,
Wittgenstein témoigne par les usages qui sont faits de l’existence du langage,
mais ne démontre pas en quoi celui-ci consiste et peut se définir. Ou plutôt,
l’ensemble des questions qu’il pose et des objections qu’il accumule en cours
de route tendent à établir qu’il n’y a pas pour l’homme de compréhension,
disons, philosophique du langage.
Car le langage se confond avec son propre
fonctionnement et y cache, pourrait-on dire, son secret. Remarquons ainsi que
Dieu n’a donné le langage aux hommes ni pour qu’ils puissent y dissimuler leur
pensée, ni pour qu’ils puissent l’y exprimer. Car ce qui s’exprime dans le
langage, outre qu’il n’exprime pas une pensée particulière ou
« privée » mais bien une pensée générale et collective tant dans son
élaboration que dans sa destination, n’exprime pas non plus une vérité analogue
aux autres vérités, comme si le sens qui fait vraie une vérité était le même
que celui qui fait vraie une autre vérité, mais autant de vérités différentes
qu’il y a de propositions différentes.
C’est pourquoi nous pouvons connaître telle et telle
vérité mais pas la vérité, et encore moins le sens unique qui éluciderait ce
qu’il y a de vrai dans toutes les propositions différentes. Car il y a autant
de sens qu’il y a de vérités exprimables et de propositions pour les énoncer.
Comme l’indique Wittgenstein : « Je peux être aussi certain de la
sensation d’un autre ainsi que de n’importe quel fait, mais cela ne fait pas de
proposition comme ‘il est très déprimé’, ‘25X25’ et ‘j’ai soixante ans’, des
instruments semblables. »
Cette multiplicité insaisissable du langage se retrouve
de façon aggravée dans les formes de langage non parlé et qu’on n’appelle
langage que par extension du terme, comme il advient par exemple dans le
« langage » musical, auquel Wittgenstein s’est particulièrement
intéressé, tout comme son frère Paul, dédicataire du Concerto pour la main
gauche de Maurice Ravel.
Le sens, déjà mis à mal dans les langues parlées,
achèvent de s’y perdre. Non que le sens d’une phrase musicale ne puisse être
perçu de manière aussi nette que celui d’une phrase parlée ; tout au
contraire, l’évidence du sens qui nous sollicite alors, de manière
particulièrement insistante, nous taquine au point que c’est pour les amateurs
de musique une sorte de torture que de se révéler incapables de n’y jamais rien
« entendre » au sens intellectuel du terme.
C’est que la difficulté d’analyser le sens qui se donne à entendre dans un discours parlé se retrouve avec usure quand il s’agit d’entendre un discours non parlé, c’est-à-dire en quelque sorte muet. A dire vrai, d’ailleurs, la difficulté d’entendre ce discours muet ne fait qu’illustrer de manière plus sensible le problème déjà rencontré au niveau du langage parlé.
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