« On ne passe pas par la catastrophe, on l’évite »

 

Source : Sur la peinture, cours mars-juin 1981, par Gilles Deleuze, édition préparée par David Lapoujade, Éditions de Minuit, collection Paradoxes

Les peintres ont souvent donné un mot presque technique, dans leur vocabulaire à eux : les clichés. On dirait que les clichés sont déjà sur la toile avant même qu’ils aient commencé, que le pire est déjà là, que toutes les abominations de ce qui est mauvais dans la peinture sont déjà là.

Les clichés, Cézanne connaissait ça. La lutte contre le cliché avant même de peindre, comme si les clichés étaient là comme des bêtes qui se précipitaient, déjà sur la toile avant que le peintre ait pris son pinceau. Là, on va comprendre pourquoi la peinture est nécessairement un déluge : il va falloir noyer tout ça, empêcher tout ça, noyer tout ça, empêcher tous ces dangers qui pèsent déjà sur la toile en vertu de sa condition pré-picturale.

Même si on ne le voit pas, ils sont là. Ces espèces d’ectoplasmes, où sont-ils ? Dans la tête, dans le cœur, ils sont partout, ils sont là. C’est épatant, ce sont des fantômes quoi. Si vous ne passez pas votre toile dans une catastrophe de fournaise ou de tempête, vous ne produirez que des clichés. On dira : oh ! il a un joli coup de pinceau, un décorateur, quoi. C’est bien fait, c’est joli ! Ou bien un dessin de mode. Les dessinateurs de mode savent bien dessiner et c’est de la merde en même temps, ça n’a aucun intérêt, rien zéro.

Il ne faut pas croire qu’un grand peintre ait moins de danger qu’un autre. Simplement, lui, dans son affaire, il sait tout ça. Un dessin parfait, ils savent tous en faire. Ils n’ont pas l’air mais ils savent très bien, ils ont même parfois appris ça dans les académies. Il y a eu un temps où ils apprenaient très bien ça. On ne conçoit pas un grand peintre qui ne sache pas très bien faire ces espèces de reproductions. Tous y sont passés, tous, tous, tous. Mais ils savent que c’est ce qu’il faut faire passer par la catastrophe.

C’est très insuffisant ce que je dis, je ne dis pas du tout qu’on en restera là. Je dis : si l’acte de peindre est essentiellement concerné par une catastrophe, c’est d’abord parce qu’il est en rapport nécessaire avec une condition pré-picturale et d’autre part, parce que, dans ce rapport avec une condition pré-picturale, il doit rendre impossible tout ce qui est une menace sur la toile, dans la pièce, dans la tête, dans le cœur. Il faut que le peintre se jette dans cette espèce de tempête qui va précisément annuler, faire fuir les clichés.

Si quelqu’un met toute sa vie dans la peinture et la lutte contre le cliché, ce n’est pas un exercice d’école. Vous comprenez, c’est terrible. S’il ne passe pas par la catastrophe, il restera condamné au cliché. Même si vous lui dites : oh, c’est quand même très beau, ce ne sont pas des clichés ; ça pourrait ne pas être des clichés pour les autres, pour lui c’en sera un. Il y a des Cézanne qui ne sont pas des clichés pour nous. Pour lui, c’en était. C’est pour ça que les grands peintres sont tellement sévères sur leur propre œuvre, qu’ils jettent tellement de trucs ; ça, c’est un premier danger.

On ne passe pas par la catastrophe, on l’évite. Y a-t-il de grands peintres qui ont évité la catastrophe ? Ou bien on la réduit au minimum, tellement au minimum qu’elle ne se voit même plus. Peut-être y a-t-il de grands peintres qui ont été… un peu putains. Ils ont l’air de passer par la catastrophe mais rien du tout. Et puis, il y a l’autre danger. On passe par la catastrophe et le tableau y reste : ça arrive tout le temps. Comme dit Klee : le point gris s’est dilaté au lieu de sauter par-dessus lui-même.

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