« Laisse-la brûler, c’est une mémoire pleine d’infamie »

 

Si le général Stumm s’est naïvement mis dans l’esprit de réaliser ainsi un « inventaire complet des stocks d’idées de l’Europe centrale », c’est à seule fin de mettre de l’ordre dans le monde des idées, d’établir une hiérarchie entre elles et de déposer aux pieds de Diotime l’idée rédemptrice qu’elle cherche. Le lecteur voit donc le pauvre Stumm débarquer à la bibliothèque et tenter de se faire aiguiller par un bibliothécaire, afin de mettre la main sur la fameuse idée rédemptrice qui donnerait son sens à l’Action parallèle ; mais une fois franchies les premières lignes ennemies (l’un des ressorts comiques réside là aussi dans l’analogie permanente entre le monde militaire et le monde de l’esprit) et parvenu au cœur de la forteresse intellectuelle (la salle des catalogues, contenant l’index bibliographique des bibliographies), Stumm est pris de vertige à l’idée, toute borgésienne, qu’il lui faudrait environ dix mille ans pour venir à bout des trois millions et demi de volumes de la bibliothèque, même au rythme raisonnable d’un livre par jour, en faisant l’impasse sur l’un ou l’autre de ces ouvrages ! Pis encore, les seuls êtres qui disposent d’un ordre intellectuel réellement digne de confiance sont les bibliothécaires, et ce uniquement parce qu’ils ne lisent aucun livre, à l’exception des catalogues.

Stéphane Gödicke : Désordres et transgressions chez Musil

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