Source : Robert Musil, l’homme probable, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’Histoire, par Jacques Bouveresse, éditions de l’Éclat, collection Tiré à part, relecture en cours 2013-2023.
La supposition audacieuse de Quetelet est que, lorsque
nous mesurons des caractéristiques physiques (comme la taille, le poids, etc.)
ou morales (comme le penchant au crime, à l’alcoolisme, à la débauche, etc.)
sur les différents individus différents d’une population déterminée, si nous
obtenons une courbe normale satisfaisante, nous sommes précisément autorisés à
considérer que nous mesurons une valeur réelle, une propriété objective non de
l’individu, mais du groupe humain auquel il appartient. Quetelet n’a
naturellement pas la naïveté de suggérer que l’homme moyen ou, comme il
l’appelle, l’homme type, existe concrètement et que l’on pourrait le rencontrer
dans la réalité.
Mais il possède néanmoins à ses yeux une réalité
objective, en ce sens que les qualités physiques et morales d’une nation, ou
d’un peuple, par exemple, peuvent être considérées comme résumées dans l’homme
moyen de cette nation et de ce peuple. De là à faire un usage normatif de la
notion de l’homme moyen ou de l’homme normal, il y avait évidemment qu’un pas,
qu’il était très tentant de franchir. Pourquoi ne pas supposer par exemple que
l’homme moyen constitue en quelque sorte le type idéal que la nature cherche à
réaliser dans tous les cas avec une certaine probabilité d’erreur et dont elle
ne s’écarte par conséquent, si l’on peut dire, que par erreur et selon une loi
qui est à peu de chose près celle de la distribution des erreurs ?
Si l’on adopte cette façon de voir, on devra dire que
l’homme exceptionnel en général, et cela signifie aussi bien le génie ou le
saint que l’idiot ou le criminel, sont des erreurs qui peuvent, il est vrai,
dans certains cas, se révéler bénéfiques, ou des ratés d’une certaine sorte. Ce
n’est pas, comme on le croit volontiers, l’homme moyen qui est en défaut par
rapport à quelque chose de plus réussi, mais bien le génie qui, comme toutes
les déviations extrêmes, risque de constituer une imperfection caractérisée.
Plus tard, Durkheim a éprouvé des difficultés à
concilier l’idée, héritée de Quetelet, que « ce qui est normal dans une
société est indiqué par une moyenne, qui à son tour est une marque de ce qui
est bien » avec la constatation qu’un phénomène aussi typiquement
pathologique que le crime peut être normal, et, lorsqu’il est anormal, c’est-à-dire
lorsque le taux de criminalité est notablement supérieur, mais aussi bien
inférieur à la moyenne, constituer l’indice d’un certain désordre social.
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