Source : Sept jours dans la vie de Leibniz par Michael Kempe, éditions Flammarion, collection biographies, recommandé par Neûre aguèce.
À supposer qu’il existe une machine
capable de ressentir et de penser comme les hommes, et qu’on puisse se la
représenter dans des proportions suffisamment grandes pour qu’il soit possible
d’y entrer comme à l’intérieur d’un moulin (peut-être Leibniz a-t-il ici
inconsciemment à l’esprit les moulins à vent du Harz) En tout cas, comment pourrions-nous
n’y trouver que des éléments qui se meuvent et se heurtent les uns les autres,
dans la terminologie actuelle, des neurones et des synapses, mais ne pas
reconnaître l’esprit lui-même ? L’autre métaphore est la suivante :
les monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse
entrer ou sortir.
Les deux métaphores ont quelque chose
de laconique et de lacunaire. On peut entrer dans le moulin, mais on ne peut
pas reconnaître l’esprit agrandi de cette manière. Rien, sinon des tiges et des
poutres. Qui est venu ici pour observer comment fonctionnent la pensée et la
conscience sera déçu. C’est encore pires pour la monade : rien ni personne
ne peut y entrer ou en sortir. Le moi paraît inaccessible, prisonnier de
lui-même pour toute l’éternité. Il y a donc, dans les deux cas, quelque chose
de désespéré. Tout est lié à tout, fort bien, mais ce qui est lié à quoi et
comment paraît rester un espace vide. Les monades réfléchissent mutuellement et
réfléchissent le monde ; elles-mêmes demeurent cependant étrangement
invisibles, de même que nous découvrons dans le miroir ce que celui-ci
reproduit et non le miroir lui-même.
On pourrait dire qu’une fenêtre
suggère qu’il y a quelque chose derrière, même si cela peut n’être qu’un
vide ; un miroir, en revanche, suggère une profondeur infinie, mais rien
qui se trouve derrière. Le monde comme cabinet des miroirs labyrinthique, mais,
derrière les reflets rayonnants et les éclairs lumineux, rien d’autre que
l’obscurité et l’isolation ? Pas un rayon de soleil, pas un sourire qui
pénètre dans nos âmes, mais tout qui rebondit à l’extérieur et n’est que
rejeté ? Indirectement, cette représentation reflète aussi un peu le
déchirement viennois de Leibniz. Il était en contact avec beaucoup de monde,
mais paraissait quand même d’une certaine manière perdu et seul, comme séparé
de ses pareils par une fenêtre close. Le fait qu’au cours de ces semaines d’un
été pluvieux, l’éclat du soleil n’ait que rarement passé par sa propre fenêtre
au Federlholf a pu renforcer encore cette impression.
Mais d’un autre côté, les deux thèmes, l’absence de
fenêtres et le moulin, sont en même temps porteurs d’une sorte d’espoir.
L’esprit que l’on ne reconnaît pas dans le moulin reste libre, il ne se laisse
ni enfermer dans une machine, ni reconstruire sous la forme d’une machine. Et
ne pas avoir de fenêtre implique en même temps que l’on porte en soi le monde
entier, son abondance et sa richesse. Les monades n’ont pas de fenêtres. S’il
n’y avait que Dieu et moi, tout l’univers, dans sa diversité et sa beauté,
serait en quelque sorte présent en moi.
C’est sur cette compréhension positive que s’appuie au bout du compte l’effort de Leibniz. Rien n’est plus important pour lui que sa propre liberté et sa propre indépendance. Il veut servir tout le monde, en particulier les puissants de la politiques, mais n’être le sujet de personne. Au bout du compte, il s’efforce de n’être lié ni à Vienne, ni à Hanovre, ni à Londres ou ailleurs.
Dans la lettre qu’il a écrite la veille et qui se trouve probablement encore sur son bureau au Federhof, il propose à l’empereur Charles VI de faire désormais à son service, des allers et retours entre Vienne et Londres avec les fonctions d’une sorte d’ambassadeur spécial. Si « mes allées et venues » devaient servir, écrit Leibniz, à échanger des choses lumineuses entre les deux majestés, il « s’estimerait heureux. » Leibniz se considère comme un instrument de l’échange, il aimerait ouvrir une fenêtre pour que ceux qui décident des grandes transformations du monde puissent se rencontrer.
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