Ce thème, ruineux en littérature, c’est le thème selon
lequel l’écrivain se trouve devant une page blanche. C’est bête, mais bête à
pleurer. Dès lors, le problème de l’écriture, c’est, mon Dieu, comment vais-je
remplir la page blanche ? Il y a des gens qui font des livres là-dessus,
sur le vertige de la page blanche. Comprenez : on ne voit vraiment
pourquoi quelqu’un voudrait remplir une page blanche. Une page blanche, ça ne
manque de rien. Je vois peu de thèmes aussi stupides. Alors, y passent tous les
lieux communs : l’angoisse de la page blanche, on peut même y mettre un
peu de psychanalyse. On fait parfois des romans allant jusqu’à quatre-vingts,
cent vingt, cent quarante pages, sur ce rapport de l’écrivain avec la page
blanche. C’est d’une stupidité insondable puisque si quelqu’un se met devant
une page blanche, il ne risque pas de la remplir. Bien sûr, cela s’accompagne
d’une conception de l’écriture tellement stupide. Vous comprenez, c’est juste
le contraire. Quand on a quelque chose à écrire, sans distinction entre les
bons ou les mauvais écrivains, c’est le tiers, celui qui regarde par-dessus
votre épaule qui dit : « Oh, il n’a rien écrit encore. »
D’accord, je n’ai rien écrit encore. Mais quelle différence entre ma pauvre
tête, mon cerveau agité et la page ? Aucune. Il y a déjà plein de choses,
je dirais plus : il y a beaucoup trop de chose sur la page, il n’y a pas
de page blanche. Il y a une page blanche objectivement, c’est-à-dire d’une
fausse objectivité pour le tiers qui regarde ; sinon votre page à vous est
encombrée, tellement encombrée qu’il n’y a même plus de place pour y ajouter
quoique ce soit, si bien qu’écrire, ce sera fondamentalement gommer, supprimer.
Gilles Deleuze : Sur la peinture
Commentaires
Enregistrer un commentaire