Source : Transe, Dostoïevski, Russie ou la philosophie à la hache par Cesary Wodzinsky, éditions de L’Âge d’homme, collection Slavica, relecture en cours 2014-2023.
Plus on est au désespoir, plus grand est l’espoir de
salut en raison du contraste « optique. » Il se dessine alors une
méthode pour se hisser hors de l’abîme : plus on est profond dans le
sous-sol, plus on est près des étoiles. Une issue s’ouvre à condition
d’approcher « méthodiquement. » Il faut d’une certaine manière
recréer la situation archaïque du Joseph biblique qui battu, dépouillé de ses
vêtements et garrotté, fut jeté par ses frères hostiles dans un puits asséché
au milieu du désert.
Le narrateur postérieur de cette situation, Thomas
Mann, a une tâche difficile. D’un côté, en effet, « le narrateur doit
s’appliquer à bien dépeindre la dureté de la situation afin qu’on se représente
avec horreur ce qu’elle signifiait… comment les heures s’écoulaient
misérablement jusqu’au moment où la faible clarté qui filtrait à travers la
fissure de la pierre s’éteignait, remplacée par le rayon adamantin qu’une
étoile compatissante lui envoyait dans son tombeau ; comment par deux fois
la lumière d’en haut s’éveilla, pauvrement dispensée, et disparut ;
comment dans le crépuscule, son regard levé scrutait passionnément les parois
de sa demeure, pour voir s’il n’y avait aucun espoir de grimper en tirant parti
des anfractuosités, comme si la pierre qui servait de couvercle et la corde qui
l’entravait ne constituaient pas chacune isolément, et à plus forte raison, les
deux réunies, un obstacle suffisant pour détruire tout germe d’espoir. »
Et ainsi de suite, pour « inviter le lecteur à se figurer une image réelle
et vivante de tous ces maux. » D’un autre côté toutefois, il adoucit au
nom de la « froide réalité » la description du désespoir avançant
qu’il n’y a pas de situation désespérée.
D’autant plus que la fin de l’histoire du puits est
d’avance connue : « Parce qu’il fallait que Joseph descendît dans la
tombe et qu’il avait voulu y descendre. Pourquoi ? Il n’en savait rien.
Selon toute apparence, pour y périr, mais dans son for intérieur, Joseph ne le
croyait pas ; au fond de son être intime, une conviction persistait que
les desseins de Dieu s’étendaient au-delà de sa fosse… » Cela permet au
narrateur une méditation sur le malheur et la représentation du désespoir de
Jacob lorsqu’il apprendra la mort de son fils bien-aimé :
« Car l’espoir naturel auquel la vie se cramponne
jusqu’au bout a besoin de s’étayer sur une raison qui le justifie… Cet espoir
qu’il ne mourrait pas et que d’une manière quelconque, il finirait par être
arraché à la fosse ne tenait plus compte de sa vie actuelle, car pratiquement,
il se considérait comme mort… La fosse était profonde et il ne fallait pas
songer à une délivrance qui le restituerait à son ancienne vie d’avant la chute
dans le puits. C’eût été une absurdité aussi grande que d’imaginer que l’étoile
du soir pouvait surgir de l’abîme où elle s’engloutit… mais la représentation
de la mort de l’astre, son obscurcissement, l’engloutissement du fils condamné
à habiter le monde inférieur, impliquaient aussi la réapparition de la lumière
nouvelle, la résurrection. Ainsi, le naturel espoir de vivre qu’éprouvait
Joseph s’appuyait sur une confiance motivée. Il ne croyait pas qu’en sortant de
la tombe il retournerait à son ancienne vie, et pourtant, grâce à cet espoir,
la tombe était vaincue. »
Le désespoir « contrôlé par la raison » et confiant de manière inébranlable dans le salut. Sous condition que ne s’accomplisse aucun geste superflu qui nuirait défavorablement à l’économie de la survie, en définitive : du salut. Non pas tant « se considérer comme mort » que miler un défunt nourrissant « au fond de son âme », au fond du puits, la conviction que « le regard de Dieu voit plus loin que la fosse », et que la foi est plus forte que la fosse. Passive et confiante, soumise et sans passion, sans demandes, ni plaintes, sans gémissements ni hurlements, une attente du salut. Tout mouvement du corps consciemment sublimé en une méditation imperturbable. Une confiance calculée et contrôlée que le salut viendra, et plus la certitude sera grande, plus nous appellerons l’immobilité d’une dépouille. Eschatologie passive, pensée à fond, et stratégie confirmée de sortie de « l’abîme. »
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