Bruxisme

 

Dans ses obsessions alimentaires, Alice est traversée de cauchemars qui concernent absorber, être absorbé. Elle constate que les poèmes qu’elle entend portent sur des poissons comestibles et si l’on parle de nourriture, comment éviter d’en parler devant celui qui doit servir d’aliment ? Ainsi, les gaffes d’Alice devant la souris. Comment s’empêcher de manger le pudding auquel on a été présenté ? Bien plus, les mots des récitations viennent de travers, comme attirés par la profondeur de corps, avec des hallucinations verbales, comme on voit dans ces maladies où les troubles du langage s’accompagnent de comportements oraux déchaînés (tout porter à la bouche, manger n’importe quel objet, crisser des dents) « Je suis sûre que ce ne sont pas les vraies paroles » dit Alice résumant le destin de celui qui parle de nourriture. Mais manger les mots, c’est juste le contraire : on élève l’opération des corps à la surface du langage, on fait monter les corps en les destituant de leur ancienne profondeur, quitte à risquer tout le langage dans ce défi. Cette fois, les troubles y sont de surface, latéraux, étalés de droite à gauche. Le bégaiement a remplacé la gaffe, les phantasmes de la superficie ont remplacé l’hallucination des profondeurs, les rêves de glissement accéléré remplacent les cauchemars d’enfouissement et d’absorption difficiles. Ainsi, la petite fille idéale, incorporelle et anorexique, l’idéal petit garçon, bègue et gaucher, doivent se dégager de leurs images réelles, voraces, gloutonnes et gaffeuses.

Gilles Deleuze : Logique du sens

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