Source : Les Trois âges russes par Georges Nivat, éditions Fayard, relecture en cours 2015-2023
Biély, on le voit dans Pétersbourg,
était conscient d’une certaine vie
clandestine dans la langue elle-même : la langue cache des repères
gluants, puants, repoussants, et, par exemple, Doudkine a littéralement, physiologiquement
peur et abhorre les mots qui comportent la lettre cyrillique « y »,
« Tyl », les plantes, « Ryba », le poisson,
tous sont des mots correspondant à la catégorie sartrienne du gluant.
Clandestinement, la langue cache ses propres opprobres. La langue cachottière a
sa propre clandestinité.
Comme elle a aussi ses niches
mystiques, ses caches politiques, ses déflagrations. Elle peut se déchirer, se
réduire au zéro du mutisme mystique ou s’élargie au trillion de trillons de
l’explosion. Du langage, il ne reste, comme du moi isolé, que la coque, car la
cache du clandestin est vide, l’esprit et le « mot de passe » ont
disparu, tous ces mots de passe du roman que sont les Pepp, Peppovitch, Pepp,
Chichnafré, Enfranchich, sont eux aussi des coquilles vides. Canonisé en 1903,
Séraphin de Sarov, agenouillé sur sa pierre, se mure dans un silence mystique
sur la gravure de Doudkine a accrochée à la cloison de sa pièce, seul ornement
du gîte du clandestin.
Entre mystique « parler en
langues » de la Pentecôte et sabir de baraque de foire, le clandestin
hésite : tantôt la sainteté, tantôt l’idiotie. Épuisé par les explosions
de son âme comme par celles de la vieille Europe, Biély devient une épave, à
Berlin, et entonne dans sa Glossolalie, un hymne au langage d’avant l’avènement
du sens, hypne à la langue primaire, au cri primal du gosier de l’homme. Son
« grand guignol de Berlin » se termine par « boum-boum »
une obsédante grosse caisse qui assourdit le monde. Manière peut-être d’arriver
au terme de ce grand poème de la clandestinité russe inauguré par l’autodafé
des vieux croyants millénaristes, achevé dans un grand-guignolesque chaos après
le « boum-boum » de l’Histoire.
Sur une des illustrations d’Alexandre Alexeïeff pour les Notes d’un souterrain, on voit le pavé d’une chaussée sans nom se soulever et de la trappe émerger, hagard, égaré, la bombe à la main, le clandestin.
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